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samedi 5 mars 2022

Les Frères musulmans comme force d’appoint du MI6 et de la CIA

 

Les Frères musulmans comme force d’appoint du MI6 et de la CIA

Nous poursuivons la publication du livre de Thierry Meyssan, « Sous nos yeux ». Dans cet épisode, il décrit la manière dont le président Jimmy Carter et son conseiller national de Sécurité, Zbigniew Brzezinski, utilisèrent les capacités terroristes des Frères musulmans contre les Soviétiques.



Cet article est extrait du livre Sous nos yeux.
Voir la Table des matières.

Le conseiller de sécurité nationale, Zbigniew Brzezinski, a imaginé d’utiliser les Frères musulmans pour des opérations terroristes contre le gouvernement communiste afghan ; ce qui a provoqué l’intervention de l’URSS.

3— LA CONFRÉRIE AU SERVICE DE LA STRATÉGIE CARTER/BRZEZINKI

Sir James Macqueen Craig, spécialiste du Moyen-Orient, a convaincu le Royaume-Uni d’utiliser les Frères musulmans pour des opérations secrètes hors d’Égypte. C’est aussi lui qui a conçu le plan des « printemps arabes » sur le modèle de l’opération réalisée en 1915 par Lawrence d’Arabie.

En 1972-73, un responsable du Foreign Office — et probablement du MI6 —, James Craig, et l’ambassadeur britannique en Égypte, Sir Richard Beaumont, commencent un intense lobbying pour que leur pays et les États-Unis s’appuient sur les Frères musulmans non seulement en Égypte, mais dans tout le monde musulman contre les marxistes et les nationalistes. Sir Craig sera bientôt nommé ambassadeur de sa Majesté en Syrie, puis en Arabie, et trouvera une oreille attentive à la CIA. Il sera, beaucoup plus tard, le concepteur des «  Printemps arabes  ».

En 1977 aux États-Unis, Jimmy Carter est élu président. Il désigne Zbigniew Brzezinski comme conseiller national de sécurité. Ce dernier décide d’utiliser l’islamisme contre les Soviétiques. Il donne son feu vert aux Saoudiens pour augmenter leurs versements à la Ligue islamique mondiale, organise des changements de régime au Pakistan, en Iran et en Syrie, déstabilise l’Afghanistan, et fait de l’accès états-unien au pétrole du Moyen-Orient un objectif de sécurité nationale. Enfin, il confie des moyens militaires à la Confrérie.

Cette stratégie est clairement expliquée par Bernard Lewis lors de la réunion du Groupe de Bilderberg [1] que l’Otan organise en avril 1979 en Autriche. L’islamologue anglo-israélo-états-unien y assure que les Frères musulmans peuvent non seulement jouer un grand rôle face aux Soviétiques et provoquer des troubles internes en Asie centrale, mais aussi balkaniser le Moyen-Orient dans l’intérêt d’Israël.

Contrairement à une idée reçue, les Frères ne se sont pas contentés de suivre le plan Brzezinski, ils ont vu plus loin et obtenu l’assistance de Riyad et de Washington pour constituer d’autres branches de la Confrérie dans d’autres pays  ; branches qui prendront ultérieurement leur essor. À cette époque, le roi d’Arabie octroie une moyenne de 5 milliards de dollars annuels à la Ligue islamique mondiale qui étend ses activités dans 120 pays et finance des guerres. À titre indicatif, 5 milliards de dollars, c’était l’équivalent du budget militaire de la Corée du Nord. La Ligue obtient le statut consultatif auprès du Conseil économique et social de l’ONU et un statut d’observateur à l’Unicef.

Le général Muhammad Zia-ul-Haq, premier chef d’État membre des Frères musulmans hors d’Égypte, permet aux combattants de la Confrérie de disposer d’une base arrière contre les communistes afghans.

Au Pakistan, le général Muhammad Zia-ul-Haq, chef d’état-major des armées formé à Fort Bragg aux États-Unis, renverse le Président Zulfikar Alî Bhutto et le fait pendre. Membre de la Jamaat-e-Islami, c’est-à-dire de la version locale des Frères musulmans, il islamise la société. La charia est progressivement établie — y compris la peine de mort pour blasphème — et un vaste réseau d’écoles islamiques est installé. C’est la première fois que la Confrérie est au pouvoir hors d’Égypte.

En Iran, Brzezinski convainc le Shah de partir et organise le retour de l’imam Rouhollah Khomeini, qui se définit comme un «  islamiste chiite  ». Dans sa jeunesse, Khomeini a rencontré Hasan el-Banna au Caire, en 1945, pour le persuader de ne pas alimenter de conflits sunnites/chiites. Par la suite, il a traduit deux livres de Sayyid Qutb. Les Frères et le Révolutionnaire iranien s’accordent sur des sujets sociétaux, mais pas du tout sur les questions politiques. Brzezinski réalise sa méprise le jour même de l’arrivée de l’ayatollah à Téhéran, car celui-ci va prier sur les tombes des martyrs du régime du Shah et appelle l’armée à se révolter contre l’impérialisme. Brzezinski commet une seconde erreur en envoyant la Delta Force secourir les espions états-uniens qui sont retenus dans leur ambassade à Téhéran. Même s’il parvient à masquer aux yeux des Occidentaux que ses diplomates n’étaient pas des otages mais bien des espions, il ridiculise ses militaires dans l’opération manquée «  Serre d’aigle  », et installe au Pentagone l’idée selon laquelle il faudra se donner les moyens pour vaincre les musulmans.

Le milliardaire saoudien Oussama Ben Laden, héros de l’Occident contre les Soviets.

En Afghanistan, Brzezinski met sur pied l’«  Opération Cyclone  ». Entre 17 et 35 000 Frères musulmans, originaires d’une quarantaine de pays, vont se battre contre l’URSS venue défendre à sa demande la République démocratique d’Afghanistan du terrorisme des Frères [2]— il n’y a jamais eu d’«  invasion soviétique  » comme le prétend la propagande US. Ils ne seront jamais plus de 15 000 à la fois. Ces hommes viennent en renfort d’une coalition de combattants conservateurs et des Frères musulmans locaux, dont le Pachtoune Gulbuddin Hekmatyar et le Tadjik Ahmed Chah Massoud. Ils reçoivent leur armement pour l’essentiel d’Israël [3]— officiellement leur ennemi juré, mais désormais leur partenaire. L’ensemble de ces forces est commandé depuis le Pakistan par le général Muhammad Zia-ul-Haq et financé par les États-Unis et l’Arabie saoudite. C’est la première fois que la Confrérie est utilisée par les Anglo-Saxons pour livrer une guerre. Parmi les combattants présents se trouvent les futurs responsables des guerres du Caucase, de la Jemaah Islamiyah indonésienne, du groupe Abou Sayyaf aux Philippines, et bien sûr d’Al-Qaïda et de Daech. Aux États-Unis l’opération antisoviétique est soutenue par le Parti républicain et un groupuscule d’extrême gauche, les trotskistes de Social Democrats USA.

La stratégie Carter/Brzezinski représente un changement d’échelle [4]. L’Arabie saoudite, qui était jusqu’ici le financier des groupes islamistes, se voit chargée de gérer les fonds de la guerre contre les Soviétiques. Le directeur général du Renseignement saoudien, le prince Turki (fils du roi de l’époque, Fayçal), devient une personnalité incontournable de tous les sommets occidentaux du Renseignement.

Le Palestinien Abdallah Azzam et le Saoudien Oussama Ben Laden ont été formés à Riyad par Mohammad Qutb, le frère de Sayyid Qutb. Ils ont successivement dirigé les combattants des Frères musulmans en Afghanistan.

Les problèmes entre Arabes et Afghans étant récurrents, le prince Turki envoie d’abord le Palestinien Abdallah Azzam, l’«  imam du jihad  », remettre de l’ordre entre les Frères et administrer le bureau local de la Ligue islamique mondiale, puis le milliardaire Oussama Ben Laden. Azzam et Ben Laden ont été formés ensemble en Arabie saoudite par le frère de Sayyid Qutb.

Toujours durant le mandat Carter, les Frères musulmans entreprennent une longue campagne de terreur en Syrie, incluant l’assassinat des cadets non sunnites à l’Académie militaire d’Alep par l’«  Avant-garde combattante  ». Ils disposent de camps d’entraînement en Jordanie où les Britanniques leur dispensent une formation militaire. Durant ces années de plomb, la CIA parvient à sceller une alliance entre les Frères musulmans et le groupuscule ex-communiste de Riyad Al-Turk. Celui-ci et ses amis, Georges Sabra et Michel Kilo, avaient rompu avec Moscou durant la guerre civile libanaise pour soutenir le camp occidental. Ils s’affilient au groupe trotskiste états-unien, Social Democrats USA. Les trois hommes rédigent un manifeste dans lequel ils affirment que les Frères musulmans forment le nouveau prolétariat et que la Syrie ne pourra être sauvée que par une intervention militaire états-unienne. En définitive, les Frères tentent un coup d’État en 1982, avec le soutien du Baas irakien (qui collaborait alors avec Washington contre l’Iran) et de l’Arabie saoudite. Les combats qui suivent à Hama font 2 000 morts selon le Pentagone, 40 000 selon la Confrérie et la CIA. Par la suite, des centaines de prisonniers sont assassinés à Palmyre par le frère du président Hafez el-Assad, Rifaat, qui sera révoqué et contraint à l’exil à Paris lorsqu’il tentera à son tour un coup d’État contre son propre frère. Les trotskistes sont emprisonnés et la plupart des Frères fuient soit vers l’Allemagne (où réside déjà l’ancien Guide syrien Issam Al-Attar), soit vers la France (comme Abou Moussab «  Le Syrien  »), où le chancelier Helmut Kohl et le président François Mitterrand leur donnent asile. Deux ans plus tard, un scandale éclate au sein de l’opposition désormais en exil au moment du partage  : trois millions de dollars ont disparu sur une enveloppe de 10 millions donnée par la Ligue islamique mondiale.

4— VERS LA CONSTITUTION D’UNE INTERNATIONALE DU JIHAD

Durant les années 1980, la Ligue islamique mondiale reçoit instruction de Washington de transformer la société algérienne. Durant une décennie, Riyad offre la construction de mosquées dans les villages. Chaque fois, un dispensaire et une école y sont adjoints. Les autorités algériennes se réjouissent d’autant plus de cette aide qu’elles ne parviennent plus à garantir l’accès de tous à la Santé et à l’Éducation. Progressivement, les classes laborieuses algériennes se détachent d’un État qui ne leur est plus d’un grand secours et se rapprochent des mosquées si généreuses.

Le président Bush père, ancien directeur de la CIA, se prend d’amitié pour l’ambassadeur saoudien, le prince Bandar ben Sultan ben Abdelaziz Al Saoud, qui deviendra plus tard son homologue, chef des services de Renseignement de son pays. Il le considère comme son fils adoptif, d’où son surnom de Bandar Bush.

Lorsque le prince Fahd devient roi d’Arabie saoudite, en 1982, il place le prince Bandar (fils du ministre de la Défense) comme ambassadeur à Washington, poste qu’il conservera durant tout son règne. Sa fonction est double  : d’un côté, il gère les relations saoudo-états-uniennes, de l’autre il sert d’interface entre le directeur du Renseignement Turki et la CIA. Il se lie d’amitié avec le vice-président et ancien directeur de la CIA, George H.W. Bush, qui le considère comme son «  fils adoptif  »  ; puis avec le secrétaire à la Défense Dick Cheney, et le futur directeur de la CIA, George Tenet. Il s’insère dans la vie sociale des élites et intègre aussi bien la secte chrétienne des chefs d’état-major du Pentagone, The Family, que l’ultra conservateur Bohemian Club de San Francisco.

Bandar commande les jihadistes depuis la Ligue islamique mondiale. Il négocie avec Londres l’achat d’armement pour son Royaume auprès de British Aerospace en échange de pétrole. Les contrats du «  pigeon  », (en arabe Al-Yamamah), coûteront entre 40 et 83 milliards de livres sterling à Riyad dont une partie importante sera reversée par les Britanniques au prince.

En 1983, le Président Ronald Reagan confie à Carl Gershman, l’ancien leader de Social Democrats USA, la direction de la toute nouvelle National Endowment for Democracy [5]. C’est une agence dépendante de l’accord des «  Cinq Yeux  », camouflée en ONG. Elle est la vitrine légale des services secrets australiens, britanniques, canadiens, états-uniens et néo-zélandais. Gershman a déjà travaillé avec ses camarades trotskistes et ses amis Frères musulmans au Liban, en Syrie et en Afghanistan. Il met en place un vaste réseau d’associations et de fondations que la CIA et le MI6 utilisent pour soutenir la Confrérie là où c’est possible. Il se réclame de la «  doctrine Kirkpatrick  »  : toutes les alliances sont justes lorsqu’elles servent l’intérêt des États-Unis.

Dans ce contexte, la CIA et le MI6 qui avaient créé au plus fort de la Guerre froide la Ligue anti-communiste mondiale (WACL), vont l’utiliser pour acheminer en Afghanistan les fonds nécessaires au jihad. Oussama Ben Laden adhère à cette organisation qui compte plusieurs chefs d’États [6].

En 1985, le Royaume-Uni, fidèle à sa tradition d’expertise académique, se dote d’un institut chargé d’étudier les sociétés musulmanes et la manière dont les Frères peuvent les influencer, l’Oxford Centre for Islamic Studies.

Hassan el-Tourabi et Omar el-Bechir imposent les Frères musulmans au Soudan. Dans le contexte particulièrement sectaire et arriéré de leur pays, ils vont entrer en dissidence avec la Confrérie avant de se détruire mutuellement.

En 1989, les Frères réussissent un second coup d’État, cette fois au Soudan au profit du colonel Omar el-Béchir. Il ne tarde pas à placer le Guide local, Hassan el-Turabi, à la présidence de l’Assemblée nationale. Ce dernier, dans une conférence délivrée à Londres, annonce que son pays va devenir la base arrière des groupes islamistes dans le monde.

Toujours en 1989, le Front islamique du Salut (FIS) surgit en Algérie, autour d’Abassi Madani, tandis que le parti au pouvoir s’effondre dans divers scandales. Le FIS est soutenu par les mosquées «  offertes  » par les Saoudiens, et par voie de conséquence par les Algériens qui les fréquentent depuis une décennie. À la faveur d’un rejet des dirigeants et non par adhésion à son idéologie, il gagne les élections locales. Considérant l’échec des politiques et l’impossibilité ontologique de négocier avec les islamistes, l’armée opère un coup d’État et annule les élections. Le pays s’enfonce dans une longue et meurtrière guerre civile dont on ne saura pas grand chose. La guérilla fera plus de 150 000 victimes. Les islamistes n’hésitent pas à pratiquer à la fois les punitions individuelles et collectives, par exemple lorsqu’ils massacrent les habitants de Ben Talha — coupables d’avoir voté malgré la fatwa l’interdisant — et rasent le village. À l’évidence, l’Algérie sert de laboratoire pour de nouvelles opérations. La rumeur se répand que c’est l’armée, et non pas les islamistes, qui massacre les villageois. En réalité, seuls quelques hauts responsables des services secrets formés aux États-Unis rejoignent les islamistes et sèment la confusion.

En 1991, Oussama Ben Laden, qui est retourné en Arabie saoudite comme un héros de la lutte anticommuniste à la fin de la guerre d’Afghanistan, se brouille officiellement avec le roi alors que les «  sourouristes  » se soulèvent contre la monarchie. Cette insurrection, le «  Réveil islamique  », dure quatre ans et se clôt avec l’emprisonnement des principaux leaders. Elle montre à la monarchie — qui s’imaginait disposer de toute autorité — qu’en entretenant le mélange entre religion et politique, les Frères ont créé les conditions d’une révolte via les mosquées.

Dans ce contexte, Oussama Ben Laden prétend avoir proposé l’aide de quelques milliers d’anciens combattants d’Afghanistan contre l’Irak de Saddam Hussein, mais, ô surprise, le roi aurait préféré le million de soldats des États-Unis et de leurs alliés. Il part «  donc  » en exil au Soudan, en réalité avec la mission de reprendre le contrôle des islamistes qui ont échappé à l’autorité des Frères et se sont soulevés contre la monarchie. Avec Hassan el-Tourabi, il organise des conférences populaires panarabes et panislamiques où il invite les représentants de mouvements islamistes et nationalistes d’une cinquantaine de pays. Il s’agit de créer au niveau des partis l’équivalent de ce que l’Arabie saoudite a déjà fait avec l’Organisation de la Conférence islamique qui réunit, elle, des États. Les participants ignorent que les rencontres sont payées par les Saoudiens et que les hôtels où elles se tiennent sont surveillés par la CIA. De Yasser Arafat au Hezbollah libanais, tous y participent.

Le FBI parvient à faire condamner la BCCI, une gigantesque banque musulmane devenue au cours du temps celle utilisée par la CIA pour ses opérations secrètes, notamment le financement de la guerre en Afghanistan — mais aussi le narcotrafic en Amérique latine [7]. Lorsque la faillite de la banque est prononcée, ses petits clients ne sont pas remboursés, mais Oussama Ben Laden parvient à récupérer 1,4 milliard de dollars pour poursuivre l’engagement des Frères musulmans au service de Washington. La CIA déplace alors ses activités sur la Faysal Islamic Bank et sa filiale Al-Baraka.

(A suivre…)

Les Frères musulmans en tant qu’assassins

 







Les Frères musulmans en tant qu’assassins

Nous poursuivons la publication du livre de Thierry Meyssan, « Sous nos yeux ». Dans cet épisode, il décrit la création d’une société secrète égyptienne, les Frères musulmans, puis sa réactivation après la Seconde Guerre mondiale par les services secrets britanniques. Enfin, l’utilisation de ce groupe par le MI6 pour procéder à des assassinats politiques dans cette ancienne colonie de la Couronne.


Cet article est extrait du livre Sous nos yeux.
Voir la Table des matières.

Hassan el-Banna, fondateur de la société secrète des Frères musulmans. On sait peu de choses sur sa famille, sinon qu’ils étaient horlogers ; un métier réservé à la communauté juive en Égypte.

LES «  PRINTEMPS ARABES  »,
VÉCUS PAR LES FRÈRES MUSULMANS

En 1951, les services secrets anglo-saxons constituèrent, à partir de l’ancienne organisation homonyme, une société secrète politique  : les Frères musulmans. Ils l’utilisèrent successivement pour assassiner des personnalités qui leur résistaient, puis à partir de 1979 comme mercenaires contre les Soviétiques. Au début des années 1990, ils les incorporèrent à l’Otan et dans les années 2010 tentèrent de les porter au pouvoir dans les pays arabes. En définitive, les Frères musulmans et l’Ordre soufi des Naqchbandis furent financés à hauteur de 80 milliards de dollars annuels par la famille régnante saoudienne, ce qui en fait une des armées les plus importantes au monde. La totalité des leaders jihadistes, y compris ceux de Daesh, appartient à ce dispositif militaire.

1— LES FRÈRES MUSULMANS ÉGYPTIENS

Quatre empires disparaissent durant la Première Guerre mondiale  : le Reich germanique, l’Empire austro-hongrois, la Sainte Russie tsariste, et la Sublime Porte ottomane. Les vainqueurs manquent totalement de mesure en imposant leurs conditions aux vaincus. Ainsi, en Europe, le Traité de Versailles détermine des conditions inacceptables pour l’Allemagne qu’il rend seule responsable du conflit. En Orient, le dépeçage du Califat ottoman se passe mal  : à la conférence de San Remo (1920), conformément aux accords secrets Sykes-Picot-Sazonov (1916), le Royaume-Uni est autorisé à constituer un foyer juif en Palestine, tandis que la France peut coloniser la Syrie (qui incluait à l’époque le Liban actuel). Cependant, dans ce qui reste de l’Empire ottoman, Mustafa Kemal se révolte à la fois contre le Sultan qui a perdu la guerre et contre les Occidentaux qui s’emparent de son pays. À la conférence de Sèvres (1920), on découpe le Califat en petits bouts pour créer toutes sortes de nouveaux États, dont le Kurdistan. La population turco-mongole de Thrace et d’Anatolie se soulève et porte Kémal au pouvoir. En définitive, la conférence de Lausanne (1923) trace les frontières actuelles, renonce au Kurdistan et organise de gigantesques transferts de population qui font plus d’un demi-million de morts.

Mais, de même qu’en Allemagne Adolf Hitler contestera le sort de son pays, au Proche-Orient, un homme se lève contre le nouveau partage de la région. Un instituteur égyptien fonde un mouvement pour rétablir le Califat que les Occidentaux ont vaincu. Cet homme, c’est Hassan el-Banna et cette organisation, ce sont les Frères musulmans (1928).

Le Calife, c’est le successeur politique du Prophète en tant que souverain de Médine, auquel tous doivent obéissance  ; un titre de fait très convoité. Plusieurs grandes lignées de califes se sont succédées  : les Omeyyades, les Abbassides, les Fatimides et les Ottomans. Le prochain Calife devrait être celui qui s’emparera du titre, en l’occurrence le «  Guide général  » de la Confrérie qui se verrait bien en maître du monde musulman.

La société secrète se développe très rapidement. Elle entend œuvrer de l’intérieur du système pour rétablir les institutions islamiques. Les postulants doivent jurer fidélité au fondateur sur le Coran et sur un sabre, ou sur un revolver. Le but de la Confrérie est exclusivement politique, même si elle l’exprime en termes religieux. Jamais Hassan el-Banna ni ses successeurs ne parleront de l’islam comme d’une religion ou n’évoqueront une spiritualité musulmane. Pour eux, l’islam est uniquement un dogme, une soumission à Dieu et un moyen d’exercer le Pouvoir. Évidemment, les Égyptiens qui soutiennent la Confrérie ne la perçoivent pas ainsi. Ils la suivent parce qu’elle prétend suivre Dieu.

Pour Hassan el-Banna, la légitimité d’un gouvernement ne se mesure pas à sa représentativité comme on évalue celle des gouvernements occidentaux, mais à sa capacité à défendre le «  mode de vie islamique  », c’est-à-dire celui de l’Égypte ottomane du XIXe siècle. Jamais les Frères n’envisageront que l’islam ait une Histoire et que les modes de vie musulmans varient considérablement selon les régions et les époques. Jamais ils n’envisageront non plus que le Prophète a révolutionné la société bédouine et que le mode de vie décrit dans le Coran n’est qu’une étape fixée pour ces hommes. Pour eux, les règles pénales du Coran – la charia – ne correspondent donc pas à une situation donnée, mais fixent les lois immuables sur lesquelles le Pouvoir peut s’appuyer.

Le fait que la religion musulmane se soit souvent diffusée par l’épée justifie pour la Confrérie l’usage de la force. Jamais, les Frères ne reconnaitront que l’islam ait pu se propager aussi par l’exemple. Cela n’empêche pas Al-Banna et ses Frères de se présenter aux élections — et de perdre. S’ils condamnent les partis politiques, ce n’est pas par opposition au multipartisme, mais parce qu’en séparant la religion du politique, ils seraient tombés dans la corruption.

La doctrine des Frères musulmans, c’est l’idéologie de l’«  islam politique  », en français on dit de l’«  islamisme  »  ; un mot qui va faire fureur.

En 1936, Hassan el-Banna, écrit au Premier ministre Mustafa el-Nahhas Pacha. Il exige  :
  «  une réforme de la législation et l’union de tous les tribunaux sous la charia  ;
  le recrutement au sein des armées en instituant un volontariat sous la bannière du jihad  ;
  la connexion des pays musulmans et la préparation de la restauration du Califat, en application de l’unité exigée par l’islam.  »

Durant la Seconde Guerre mondiale, la Confrérie se déclare neutre. En réalité, elle se transforme en un service de Renseignement du Reich. Mais à partir de l’entrée en guerre des États-Unis, lorsque le sort des armes semble s’inverser, elle joue double jeu et se fait financer par les Britanniques pour leur livrer des informations sur son premier employeur. Ce faisant, la Confrérie manifeste son absence totale de principe et son pur opportunisme politique.

Le 24 février 1945, les Frères tentent leur chance et assassinent en pleine séance parlementaire le Premier ministre égyptien. Il s’en suit une escalade de la violence  : une répression contre eux et une série d’assassinats politiques, allant jusqu’à celui du nouveau Premier ministre, le 28 décembre 1948, et en rétorsion d’Hassan el-Banna lui-même, le 12 février 1949. Peu de temps après, un tribunal institué par la loi martiale condamne la plupart des Frères à une peine de détention et dissout leur association.

Cette organisation secrète n’était au fond qu’une bande d’assassins qui ambitionnaient de s’emparer du pouvoir en masquant sa convoitise derrière le Coran. Son histoire aurait dû s’arrêter là. Il n’en fut rien.

2— LA CONFRÉRIE REFONDÉE PAR LES ANGLO-SAXONS
ET LA PAIX SÉPARÉE AVEC ISRAËL

La capacité de la Confrérie à mobiliser des gens et à les transformer en assassins ne peut qu’intriguer les Grandes puissances.

Contrairement à ses dénégations, Sayyid Qutb était franc-maçon. Il a publié un article intitulé « Pourquoi je suis devenu franc-maçon », paru dans la revue al-Taj al-Masri (la « Couronne d’Égypte »), le 23 avril 1943.

Deux ans et demi après sa dissolution, une nouvelle organisation est formée par les Anglo-Saxons en réutilisant le nom de «  Frères musulmans  ». Profitant de l’incarcération des dirigeants historiques, l’ancien juge Hassan Al-Hodeibi en est élu Guide général. Contrairement à une idée souvent admise, il n’y aucune continuité historique entre l’ancienne et la nouvelle confrérie. Il s’avère qu’une unité de l’ancienne société secrète, l’«  Appareil secret  », avait été chargée par Hassan el-Banna de perpétrer les attentats dont il niait la paternité. Cette organisation dans l’organisation était si secrète qu’elle n’a pas été touchée par la dissolution de la Confrérie et se tient désormais à la disposition de son successeur. Le Guide décide de la désavouer et déclare ne vouloir atteindre ses objectifs que de manière pacifique. Il est difficile d’établir ce qui s’est exactement passé à ce moment-là entre les Anglo-Saxons qui voulaient recréer l’ancienne société et le Guide qui croyait juste récupérer son audience dans les masses. En tous cas, l’«  Appareil secret  » a perduré et l’autorité du Guide s’est effacée au profit de celle d’autres responsables de la Confrérie ouvrant une véritable guerre interne. La CIA introduisit à leur direction le franc-maçon Sayyid Qutb [1], le théoricien du jihad, que le Guide condamna avant de conclure un accord avec le MI6.

Il est impossible de préciser les rapports de subordination interne des uns et des autres, d’une part parce que chaque branche étrangère a sa propre autonomie et d’autre part parce que les unités secrètes au sein de l’organisation ne dépendent plus nécessairement ni du Guide général, ni du Guide local, mais parfois directement de la CIA et du MI6.

Durant la période suivant la Seconde Guerre mondiale, les Britanniques essayent d’organiser le monde de manière à le tenir hors de portée des Soviétiques. En septembre 1946, à Zurich, Winston Churchill lance l’idée des États-Unis d’Europe. Sur le même principe, il lance la Ligue arabe. Dans les deux cas, il s’agit de faire l’unité d’une région sans la Russie. Dès le début de la Guerre froide, les États-Unis d’Amérique, de leur côté, créent des associations chargées d’accompagner ce mouvement à leur profit, l’American Committee on United Europe et les American Friends of the Middle East [2]. Dans le monde arabe, la CIA organise deux coups d’État, d’abord en faveur du général Hosni Zaim à Damas (mars 1949), puis avec les Officiers libres au Caire (juillet 1952). Il s’agit de soutenir des nationalistes que l’on suppose hostiles aux communistes. C’est dans cet état d’esprit que Washington amène en Égypte le général SS Otto Skorzeny et en Iran le général nazi Fazlollah Zahédi, accompagnés de centaines d’anciens responsables de la Gestapo pour diriger la lutte anticommuniste.
Skorzeny a malheureusement modelé la police égyptienne dans une tradition de violence. En 1963, il choisira la CIA et le Mossad contre Nasser. Zahédi quant à lui créera la SAVAK, la plus cruelle police politique de l’époque.

Si Hassan el-Banna avait fixé l’objectif — prendre le pouvoir en manipulant la religion —, Qutb définit le moyen  : le jihad. Une fois que les adeptes ont admis la supériorité du Coran, on peut s’appuyer sur lui pour les organiser en armée et les envoyer au combat. Qutb développe une théorie manichéenne distinguant ce qui est islamiste et ce qui est «  ténébreux  ». Pour la CIA et le MI6, ce bourrage de crâne permet d’utiliser les adeptes pour contrôler les gouvernements nationalistes arabes, puis pour déstabiliser les régions musulmanes de l’Union soviétique. La Confrérie devient un inépuisable réservoir de terroristes sous le slogan  : «  Allah est notre but. Le Prophète est notre chef. Le Coran est notre loi. Le jihad est notre voie. Le martyre, notre vœu  ».

La pensée de Qutb est rationnelle, mais pas raisonnable. Il déploie une rhétorique invariable Allah/Prophète/Coran/Jihad/Martyre qui ne laisse à aucun moment de possibilité de discussion. Il pose la supériorité de sa logique sur la raison humaine.

Réception d’une délégation de la société secrète par le président Eisenhower à la Maison-Blanche (23 septembre 1953).

La CIA organise un colloque à l’Université de Princeton sur «  La situation des musulmans en Union soviétique  ». C’est l’occasion de recevoir aux États-Unis une délégation des Frères musulmans conduite par un des chefs de sa branche armée, Saïd Ramadan. Dans son rapport, l’officier de la CIA chargé du suivi note que Ramadan n’est pas un extrémiste religieux, mais plutôt un fasciste  ; une manière de souligner le caractère exclusivement politique des Frères musulmans. Le colloque se conclut par une réception à la Maison-Blanche par le Président Eisenhower, le 23 septembre 1953. L’alliance entre Washington et le jihadisme est conclue.

(De gauche à droite) Hassan el-Banna maria sa fille à Saïd Ramadan, faisant de lui son successeur. Le couple donna naissance à Hani (directeur du Centre islamique de Genève) et Tariq Ramadan (qui sera professeur titulaire de la chaire d’études islamiques contemporaines à l’université d’Oxford).

La CIA, qui avait recréé la Confrérie contre les communistes, l’a d’abord utilisée pour aider les nationalistes. À cette époque l’Agence était représentée au Moyen-Orient par des antisionistes, issus des classes moyennes. Ils furent rapidement évincés au profit de hauts fonctionnaires d’origine anglo-saxonne et puritaine, sortis des grandes universités et favorables à Israël. Washington entra en conflit avec les nationalistes et la CIA retourna la Confrérie contre eux.

Said Ramadan et Abdul Ala Mawdudi animèrent une émission hebdomadaire sur Radio Pakistan, une station créée par le MI6 britannique.

Saïd Ramadan avait commandé quelques combattants de la Confrérie durant la brève guerre contre Israël en 1948, puis aidé Sayyid Abul Ala Maududi a créer au Pakistan l’organisation paramilitaire de la Jamaat-i-Islami. Il s’agissait alors de fabriquer une identité islamique pour les Indiens musulmans afin qu’ils constituent un nouvel État, le Pakistan. La Jamaat-i-Islami rédigera d’ailleurs la constitution pakistanaise. Ramadan épouse la fille d’Hassan Al-Banna et devient le chef de la branche armée des nouveaux «  Frères musulmans  ».

Alors qu’en Égypte, les Frères ont participé au coup d’État des Officiers libres du général Mohammed Naguib — Sayyid Qutb était leur agent de liaison —, ils sont chargés d’éliminer un de leurs leaders, Gamal Abdel Nasser, qui est entré en conflit avec Naguib. Non seulement ils échouent, le 26 octobre 1954, mais Nasser prend le pouvoir, réprime la Confrérie et assigne Naguib à résidence. Sayyid Qutb sera pendu quelques années plus tard.

Interdits en Égypte, les Frères se replient dans les États wahhabites (Arabie saoudite, Qatar et Émirat de Charjah) et en Europe (Allemagne, France et Royaume-Uni, plus en Suisse neutre). Chaque fois, ils sont reçus comme des agents occidentaux luttant contre l’alliance naissante entre les nationalistes arabes et l’Union soviétique. Saïd Ramadan reçoit un passeport diplomatique jordanien et s’installe à Genève, en 1958, d’où il dirige la déstabilisation du Caucase et de l’Asie centrale (à la fois Pakistan / Afghanistan et vallée soviétique de Ferghana). Il prend le contrôle de la Commission pour la construction d’une mosquée à Munich, ce qui lui permet de superviser presque tous les musulmans d’Europe occidentale. Avec l’aide de l’American Committee for the Liberation of the Peoples of Russia (AmComLib), c’est-à-dire de la CIA, il dispose de Radio Liberty /Radio Free Europe, une station directement financée par le Congrès états-unien pour diffuser la pensée de la Confrérie [3].

Après la crise du Canal de Suez et le spectaculaire retournement de Nasser du côté soviétique, Washington décide de soutenir sans limites les Frères musulmans contre les nationalistes arabes. Un haut cadre de la CIA, Miles Copeland, est chargé — en vain — de sélectionner dans la Confrérie une personnalité qui puisse jouer dans le monde arabe un rôle équivalent à celui du pasteur Billy Graham aux États-Unis. Il faudra attendre les années 1980 pour trouver un prêcheur de cette envergure, l’Égyptien Youssef Al-Qaradâwî.

En 1961, la Confrérie établit une connexion avec une autre société secrète, l’Ordre des Naqchbandis. Il s’agit d’une sorte de franc-maçonnerie musulmane mêlant initiation soufie et politique. L’un de ses théoriciens indiens, Abou Al-Hasan Ali Al-Nadwi, publie un article dans la revue des Frères. L’Ordre est ancien et présent dans de nombreux pays. En Irak, le grand maître n’est autre que le futur vice-président Ezzat Ibrahim Al-Douri. Il soutiendra la tentative de coup d’État des Frères en Syrie, en 1982, puis la «  campagne de retour à la Foi  » organisée par le Président Saddam Hussein pour redonner une identité à son pays après l’instauration de la zone de non-survol par les Occidentaux. En Turquie, l’Ordre jouera un rôle plus complexe. Il comprendra comme responsables aussi bien Fethullah Güllen (fondateur de l’Hizmet), que le président Turgut Özal (1989-93) et que le Premier ministre Necmettin Erbakan (1996-97), responsable du Parti de la Justice (1961) et de la Millî Görüs (1969). En Afghanistan, l’ancien président Sibghatullah Mojaddedi (1992) en fut le grand maître. En Russie, avec l’aide de l’Empire ottoman, l’Ordre avait soulevé la Crimée, l’Ouzbékistan, la Tchétchénie et le Daghestan, au XIXe siècle contre le Tsar. Jusqu’à la chute de l’URSS, on sera sans nouvelle de cette branche  ; de même dans le Xinjiang chinois. La proximité des Frères et des Naqchbandis est très rarement étudiée compte tenu de l’opposition de principe des islamistes à la mystique et aux ordres soufis en général.

Le siège saoudien de la Ligue islamique mondiale. En 2015, son budget était supérieur à celui du ministère saoudien de la Défense. Premier acheteur mondial d’armes, l’Arabie saoudite acquiert des armes que la Ligue distribue aux organisations des Frères musulmans et des Naqchbandis.

En 1962, la CIA encourage l’Arabie saoudite à créer la Ligue islamique mondiale et à financer la Confrérie et l’Ordre contre les nationalistes et les communistes [4]. Cette structure est d’abord financée par l’Aramco (Arabian-American Oil Company). Parmi la vingtaine de ses membres fondateurs, on compte trois théoriciens islamistes dont nous avons déjà parlé  : l’Égyptien Saïd Ramadan, le Pakistanais Sayyid Abul Ala Maududi et l’Indien Abou Al-Hasan Ali Al-Nadwi.

De facto l’Arabie, qui dispose soudainement d’énormes liquidités grâce au commerce de pétrole, devient le parrain des Frères dans le monde. Sur place, la monarchie leur confie le système d’enseignement scolaire et universitaire, dans un pays où presque personne ne sait lire et écrire. Les Frères doivent s’adapter à leurs hôtes. En effet, leur allégeance au roi les empêche de prêter fidélité au Guide général. Quoi qu’il en soit, ils s’organisent autour de Mohamed Qutb, le frère de Sayyid, en deux tendances  : les Frères saoudiens d’un côté et les «  sourouristes  » de l’autre. Ces derniers, qui sont Saoudiens, tentent une synthèse entre l’idéologie politique de la Confrérie et la théologie wahhabite. Cette secte, dont la famille royale est membre, porte une interprétation de l’islam issue de la pensée bédouine, iconoclaste et antihistorique. Jusqu’à ce que Riyad dispose de pétrodollars, elle jetait l’anathème sur les écoles musulmanes traditionnelles qui, en retour, la considérait comme hérétique.

En réalité, la politique des Frères et la religion wahhabite n’ont rien en commun, mais elles sont compatibles. Sauf que le pacte qui lie la famille des Séoud aux prédicateurs wahhabites ne peut exister avec la Confrérie  : l’idée d’une monarchie de droit divin se heurte à l’appétit de pouvoir des Frères. Il est donc convenu que les Séoud soutiendront les Frères partout dans le monde, à la condition qu’ils s’abstiennent d’entrer en politique en Arabie.

Le soutien des wahhabites saoudiens aux Frères provoque une rivalité supplémentaire entre l’Arabie et les deux autres États wahhabites que sont le Qatar et l’Émirat de Charjah.

De 1962 à 1970, les Frères musulmans participent à la guerre civile du Yémen du Nord et tentent de rétablir la monarchie aux côtés de l’Arabie saoudite et du Royaume-Uni, contre les nationalistes arabes, l’Égypte et l’URSS  ; un conflit qui préfigure ce qui va suivre durant un demi-siècle.

En 1970, Gamal Abdel Nasser parvient à trouver un accord entre les factions palestiniennes et le roi Hussein de Jordanie qui met fin au «  septembre noir  ». Le soir du sommet de la Ligue arabe qui entérine l’accord, il meurt, officiellement d’une crise cardiaque, beaucoup plus probablement assassiné. Nasser avait trois vice-présidents, un de gauche — extrêmement populaire —, un centriste — fort connu —, et un conservateur choisi à la demande des États-Unis et de l’Arabie saoudite  : Anouar el-Sadate. Subissant des pressions, le vice-président de gauche se déclare indigne de la fonction. Le vice-président centriste préfère abandonner la politique. Sadate est désigné comme candidat des Nassériens. C’est le drame de nombreux pays  : le président choisit un vice-président parmi ses rivaux de manière à élargir sa base électorale, mais celui-ci le remplace lorsqu’il meurt et anéantit son héritage.

Sadate, qui avait servi le Reich durant la Seconde Guerre mondiale et professe une grande admiration pour le Führer, est un militaire ultra conservateur qui servait d’alter ego à Sayyid Qutb comme agent de liaison entre la Confrérie et les Officiers libres. Dès son accession au pouvoir, il libère les Frères emprisonnés par Nasser. Le «  Président croyant  » est l’allié de la Confrérie pour ce qui concerne l’islamisation de la société (la «  révolution de rectification  »), mais son rival lorsqu’il en tire un profit politique. Cette relation ambigüe est illustrée par la création de trois groupes armés, qui ne sont pas des scissions de la Confrérie mais des unités extérieures lui obéissant  : le Parti de la libération islamique, le Jihad islamique (du cheikh Omar Abdul Rahman), et Excommunication et immigration (le «  Takfir  »). Tous déclarent appliquer les instructions de Sayyid Qutb. Armé par les services secrets, le Jihad islamique lance des attaques contre les chrétiens coptes. Loin d’apaiser la situation, le «  Président croyant  » accuse les coptes de sédition et emprisonne leur pape et huit de leurs évêques. En définitive, Sadate intervient dans la conduite de la Confrérie et prend position pour le Jihad islamique contre le Guide général, qu’il fait arrêter [5].

Sur instruction du secrétaire d’État US, Henry Kissinger, il convainc la Syrie de se joindre à l’Égypte pour attaquer Israël et restaurer les droits des Palestiniens. Le 6 octobre 1973, les deux armées prennent Israël en tenaille pendant la fête de Yom Kippour. L’armée égyptienne traverse le canal de Suez tandis que la syrienne attaque depuis le plateau du Golan. Cependant, Sadate ne déploie que partiellement sa couverture antiaérienne et arrête son armée à 15 kilomètres à l’est du canal, tandis que les Israéliens se ruent sur les Syriens qui se trouvent piégés et hurlent au complot. Ce n’est qu’une fois les réservistes israéliens mobilisés et l’armée syrienne encerclée par les troupes d’Ariel Sharon, que Sadate ordonne à son armée de reprendre sa progression, puis de la stopper pour négocier un cessez-le-feu. Observant la trahison égyptienne, les Soviétiques qui ont été déjà perdu un allié avec la mort de Nasser, menacent les États-Unis et exigent un arrêt immédiat des combats.

Ancien agent de liaison avec Sayyid Qutb entre les « Officiers libres » et la Confrérie, le « président croyant » Anouar el-Sadate devait être proclamé « sixième calife » par le parlement égyptien. Ici, cet admirateur d’Adolf Hitler à la Knesset aux côtés de ses partenaires Golda Meïr et Shimon Peres.

Quatre ans plus tard — poursuivant le plan de la CIA — le Président Sadate se rend à Jérusalem et décide de signer une paix séparée avec Israël au détriment des Palestiniens. Désormais, l’alliance entre les Frères et Israël est scellée. Tous les Peuples arabes conspuent cette trahison et l’Égypte est exclue de la Ligue arabe, dont le siège est déplacé à Tunis.

Responsable de l’« Appareil secret » des Frères musulmans, Ayman al-Zawahiri (actuel chef d’Al-Qaïda) organise l’assassinat du président Sadate (6 octobre 1981).

Washington décide de tourner la page, en 1981. Le Jihad islamique est chargé de liquider Sadate, désormais inutile. Il est assassiné lors d’une parade militaire, alors que le Parlement s’apprêtait à le proclamer «  Sixième Calife  ». Dans la tribune officielle 7 personnes sont tuées et 28 blessées, mais, assis à côté du président, son vice-président le général Moubarak en réchappe. Opportunément il était la seule personne de la tribune officielle à porter un gilet pare-balles. Il succède au «  président croyant  » et la Ligue arabe peut être rapatriée au Caire.

(À suivre …)



Les Frères musulmans comme membres du Conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche

Les Frères musulmans comme membres du Conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche


Cet article est extrait du livre Sous nos yeux.
Voir la Table des matières.

Ben Ali (Tunisie), Kadhadi (Libye) et Moubarak (Egypte) étaient, en 2011, trois chefs d’État aux ordres de Washington (Kadhafi depuis son revirement de 2003, les deux autres depuis toujours). Malgré les services rendus, ils furent balayés au profit des Frères musulmans.

7— LES DÉBUTS DES « PRINTEMPS ARABES » EN TUNISIE

Le 12 août 2010, le président Barack Obama signe la directive présidentielle de Sécurité n° 11 (PSD-11). Il informe toutes ses ambassades au Moyen-Orient élargi de se préparer à des « changements de régime » [1]. Il nomme des Frères musulmans au Conseil de sécurité nationale des États-Unis pour coordonner l’action secrète sur le terrain. Washington va mettre en œuvre le plan britannique du « Printemps arabe ». Pour la Confrérie, le moment de gloire est arrivé.

Le 17 décembre 2010, un marchand des quatre-saisons, «  Mohamed  » (Tarek) Bouazizi, s’immole par le feu en Tunisie après que la police a confisqué sa charrette. La Confrérie se saisit de l’affaire et fait circuler de fausses informations selon lesquelles le jeune homme était un étudiant au chômage et a été giflé par une femme policière. Immédiatement, les hommes de la National Endowment for Democracy (la NED, la fausse ONG des services secrets des cinq États anglo-saxons) corrompent la famille du défunt pour qu’elle ne dévoile pas le pot aux roses et sèment la révolte dans le pays. Alors que les manifestations se succèdent contre le chômage et les violences policières, Washington demande au président Zine El-Abidine Ben Ali de quitter le pays, tandis que le MI6 organise le retour triomphal de Londres du Guide des Frères tunisiens, Rached Ghannouchi.

C’est la «  révolution du Jasmin  » [2]. Le schéma de ce changement de régime emprunte aussi bien au départ du Shah d’Iran suivi du retour de l’imam Khomeiny, qu’à celui des révolutions colorées.

Rached Ghannouchi avait constitué une branche locale des Frères musulmans et tenté un coup d’État en 1987. Plusieurs fois arrêté et incarcéré, il s’exile au Soudan où il bénéficie du soutien d’Hassan el-Tourabi, puis en Turquie où il se rapproche de Recep Tayyip Erdogan (alors dirigeant de la Millî Görüs). En 1993, il obtient l’asile politique au Londonistan où il vit avec ses deux femmes et ses enfants.

Deux personnalités se présentant comme « anti-américaines » : Moncef Marzouki (extrême-gauche travaillant pour la NED — USA) et Rached Ghannouchi (Frères musulman travaillant pour la Westminster Foundation — UK)
La « Ligue de protection de la révolution » (LPR) est l’équivalent tunisien de l’« Appareil secret » égyptien. Son chef, Ihmed Deghij, reçoit de Rached Ghannouchi les instructions des personnalités à éliminer.

Les Anglo-Saxons l’aident à améliorer l’image de son parti, le Mouvement de la tendance islamique renommé Mouvement de la Renaissance («  Ennahdha  »). Pour apaiser les craintes de la population à l’égard de la Confrérie, la NED fait appel à ses pions d’extrême gauche. Moncef Marzouki, le président de la Commission arabe des Droits humains, joue la caution morale. Il assure que les Frères ont beaucoup changé et sont devenus des démocrates. Il est élu Président de la Tunisie. Ghannouchi gagne les élections législatives et parvient à former un gouvernement de décembre 2011 à août 2013. Il y introduit d’autres pions de la NED comme Ahmed Néjib Chebbi, ex-maoïste puis trotskiste reconverti par Washington. Suivant l’exemple d’Hassan el-Banna, Ghannouchi constitue alors à côté du parti une milice, la Ligue de protection de la révolution, qui procède aux assassinats politiques dont celui du leader d’opposition Chokri Belaïd.

Cependant, malgré un incontestable soutien d’une partie de la population tunisienne lors de son retour, Ennahdha est bientôt mis en minorité. Avant de quitter le pouvoir, Rached Ghannouchi fait voter des lois fiscales visant à ruiner à terme la bourgeoisie laïque. Il espère de la sorte transformer la sociologie de son pays et revenir bientôt sur le devant de la scène.

En mai 2016, le Xe congrès d’Ennahdha est mis en scène par Innovative Communications & Strategies, une société créée par le MI6. Les communicants assurent que le parti est devenu «  civil  » et sépare activités politiques et religieuses. Mais cette évolution n’a aucun rapport avec la laïcité, il est simplement demandé aux responsables de se partager le travail et de ne pas être en même temps élu et imam.

8— LE « PRINTEMPS ARABE » EN ÉGYPTE

Le 25 janvier 2011, c’est-à-dire une semaine après la fuite du président Ben Ali, la fête nationale égyptienne se transforme en manifestation contre le Pouvoir. Les protestations sont encadrées par le dispositif traditionnel US des révolutions colorées  : les Serbes formés par Gene Sharp (théoricien de l’Otan spécialisé dans les changements de régime en douceur, c’est-à-dire sans recours à la guerre [3]) et les hommes de la NED. Leurs livres et brochures traduits en arabe, y compris les consignes pour les manifestations, sont largement distribués dès le premier jour. La plupart de ces espions seront ultérieurement arrêtés, jugés, condamnés, puis expulsés. Les manifestants sont principalement mobilisés par les Frères musulmans, qui disposent d’un soutien de 15 à 20 % dans le pays, et par Kifaya (Ça suffit  !), un groupe créé par Gene Sharp. C’est la «  révolution du Lotus  » [4]. Les protestations se déroulent principalement au Caire, place Tahrir, mais aussi dans sept autres grandes villes. Cependant, on est très loin de la vague révolutionnaire qui a soulevé la Tunisie.

Dès le début, les Frères utilisent des armes. Place Tahrir, ils replient leurs blessés dans une mosquée tout équipée pour leur donner les premiers soins. Les chaînes de télévision des pétro-dictatures qatarie, Al-Jazeera, et saoudienne, Al-Arabiya, appellent à renverser le régime et diffusent en direct les informations stratégiques. Les États-Unis font revenir l’ancien directeur de l’Agence de l’énergie atomique, le prix Nobel de la Paix Mohamed El-Baradei, président de l’Association nationale pour le changement. El-Baradei a été honoré pour avoir réussi à calmer les ardeurs de Hans Blix qui dénonçait au nom de l’Onu les mensonges de l’administration Bush visant à justifier la guerre contre l’Irak. Il préside depuis plus d’un an une coalition créée sur le modèle de la Déclaration de Damas  : un texte raisonnable, des signataires de tous bords, plus les Frères musulmans dont le programme est en réalité totalement opposé à celui de la plateforme.

Pour le porte-parole des Frères musulmans en Égypte, Essam Elarian, peu importent les Accords de Camp David, l’urgence est de criminaliser l’homosexualité.

En définitive, la Confrérie est la première organisation égyptienne à appeler au renversement du régime. Les télévisions de tous les États membres de l’Otan ou du Conseil de coopération du Golfe prédisent la fuite du président Hosni Moubarak. Tandis que l’envoyé spécial du Président Obama, l’ambassadeur Frank Wisner Jr (le beau-père par alliance de Nicolas Sarkozy), fait d’abord mine de soutenir Moubarak, puis de se ranger derrière la foule. Il le presse de se retirer. En définitive, après deux semaines d’émeutes et une manifestation rassemblant un million de personnes, Moubarak reçoit l’ordre de Washington de céder et démissionne. Cependant, les États-Unis entendent changer la Constitution avant de mettre les Frères au pouvoir. Celui-ci reste donc temporairement aux mains de l’armée. Le maréchal Mohammed Hussein Tantawi préside le Comité militaire qui administre les affaires courantes. Il nomme une Commission constituante de sept membres, dont deux Frères musulmans. C’est d’ailleurs l’un d’entre eux, le juge Tareq Al-Bishri, qui préside les travaux.

Cependant, la Confrérie maintient des manifestations chaque vendredi à la sortie des mosquées et se livre à des lynchages de chrétiens coptes sans intervention de la police.

9— PAS DE RÉVOLUTION COLORÉE AU BAHREÏN ET AU YÉMEN

Alors que la culture yéménite n’a aucun rapport avec celle d’Afrique du Nord, sinon la pratique commune de la même langue, une importante contestation secoue depuis plusieurs mois le Bahreïn et le Yémen. La concomitance avec les événements de Tunisie et d’Égypte risque de brouiller les cartes. Le Bahreïn héberge la Ve Flotte US et contrôle la circulation maritime dans le Golfe persique, tandis que le Yémen contrôle avec Djibouti l’entrée et la sortie de la mer Rouge et du Canal de Suez.

La dynastie régnante craint que la révolte populaire ne renverse la monarchie et accuse par réflexe l’Iran de l’organiser. En effet, en 1981, un ayatollah (chiite) irakien tenta d’exporter la révolution de l’imam Khomeiny et de renverser le régime fantoche mis en place par les Britanniques lors de l’Indépendance de 1971.

Le secrétaire à la Défense, Robert Gates, se rend sur place et autorise l’Arabie saoudite à étouffer dans l’œuf ces authentiques révolutions. La répression est dirigée par le prince Nayef. Il appartient au clan des Sudeiris, comme le prince Bandar, bien que Nayef soit son aîné et que Bandar ne soit que le fils d’une esclave. La répartition des rôles entre les deux hommes est claire  : l’oncle maintient l’ordre en réprimant les mouvements populaires, tandis que le neveu déstabilise des États en y organisant le terrorisme. L’important est de bien distinguer les pays dans lesquels ils agissent [5].

10— LE PRINTEMPS ARABE EN LIBYE

Si Washington a prévu le renversement des administrations alliées de Ben Ali et de Moubarak sans recours à la guerre, il en va autrement pour la Libye et la Syrie, gouvernées par les révolutionnaires Kadhafi et Assad.

Après avoir enseigné le langage démocratique aux pétrodictateurs, avoir réorganisé Al-Jazeera et installé les sociétés US en Libye, le Frères Mahmoud Jibril devient la tête de la « révolution » contre le régime qu’il servait la veille.

Début février, alors que Hosni Moubarak est encore président de l’Égypte, la CIA organise au Caire le lancement de la suite des opérations. Une réunion rassemble divers acteurs, dont la NED (représentée par les sénateurs républicain John McCain et démocrate Joe Liberman), la France (représentée par Bernard-Henri Lévy), et les Frères musulmans. La délégation libyenne est conduite par le Frère Mahmoud Jibril (celui qui a formé les dirigeants du Golfe et réorganisé Al-Jazeera). Il entre dans la salle comme numéro 2 du gouvernement de la Jamahiriya, mais sort en tant que… chef de l’opposition à la «  dictature  ». Il ne retournera pas à son luxueux bureau de Tripoli, mais rejoindra Benghazi, en Cyrénaïque. La délégation syrienne comprend Anas Al-Abdeh (fondateur de l’Observatoire syrien des Droits de l’Homme) et son frère Malik Al-Abdeh (directeur de BaradaTV, une télévision anti-syrienne financée par la CIA et le département d’État). Washington donne instruction de débuter les guerres civiles, à la fois en Libye et en Syrie.

Le 15 février, Me Fathi Terbil, avocat des familles des victimes du massacre de la prison d’Abou Salim, en 1996, parcourt la ville de Benghazi en assurant que la prison locale est en feu et en appelant à délivrer les détenus. Il est brièvement arrêté et relâché le jour même. Le lendemain, 16 février, toujours à Benghazi, des émeutiers attaquent trois commissariats de police, les locaux de la Sécurité intérieure et ceux du procureur. Défendant l’armurerie de la Sécurité intérieure, la police tue six attaquants. Pendant ce temps, à El-Beïda, entre Benghazi et la frontière égyptienne, d’autres émeutiers attaquent également des commissariats de police et les locaux de la Sécurité intérieure. Ils prennent la caserne Hussein Al-Jawf et la base aérienne militaire d’Al-Abrag. Ils s’emparent d’une grande quantité d’armes, tabassent les gardiens et pendent un soldat. D’autres incidents, moins spectaculaires surviennent de manière coordonnée, dans sept autres villes [6].

Ces attaquants se réclament du Groupe islamique combattant en Libye (GICL–Al-Qaïda) [7]. Ils sont tous membres ou anciens membres des Frères musulmans. Deux de leurs chefs ont été soumis à un lavage de cerveau à Guantánamo selon les techniques des professeurs Albert D. Biderman et Martin Seligman [8]. À la fin des années 1990, le GICL a tenté par quatre fois d’assassiner Mouammar Kadhafi à la demande du MI6 et d’établir une guérilla dans les montagnes du Fezzan. Il fut alors durement combattu par le général Abdel Fattah Younés, qui le contraignit à quitter le pays. Il figure depuis les attentats de 2001 sur la liste des organisations terroristes établie par le Comité 1267 de l’ONU, mais dispose d’un bureau à Londres, sous la protection du MI6.

Le nouveau chef du GICL, Abdelhakim Belhaj, qui s’est battu en Afghanistan aux côtés d’Oussama Ben Laden et en Irak, avait été arrêté en Malaisie, en 2004, puis transféré dans une prison secrète de la CIA en Thaïlande où il fut soumis au sérum de vérité et torturé. Un accord entre les États-Unis et la Libye permit son renvoi en Libye où il fut à nouveau torturé, mais par des agents britanniques cette fois, à la prison d’Abou Salim. En 2007, le GICL et Al-Qaïda fusionnent.
Cependant, dans le cadre des négociations avec les États-Unis au cours de la période 2008-2010, Saïf el-Islam Kadhafi avait négocié une trêve entre la Jamahiriya et le GICL (Al-Qaïda). Celui-ci avait publié un long document, Les Études correctrices, dans lequel il admit avoir commis une erreur en appelant au jihad contre des coreligionnaires dans un pays musulman. En trois vagues successives, tous les membres d’Al-Qaïda furent amnistiés et libérés à la seule condition qu’ils renoncent par écrit à la violence. Sur 1 800 jihadistes, seule une centaine refusa cet accord et préféra rester en prison. Dès sa libération, Abdelhakim Belhaj quitta la Libye et s’installa au Qatar. Tous sont parvenus à revenir en Libye sans attirer l’attention.

Le 17 février 2011, les Frères convoquent un rassemblement à Benghazi en mémoire des 13 morts survenus lors de la manifestation contre le consulat d’Italie, en 2006. Selon les organisateurs, c’est Mouammar Kadhafi qui aurait à l’époque monté l’affaire des «  caricatures de Mahomet  » avec l’aide de la Ligue du Nord italienne. La réunion dégénère. On relève 14 morts, parmi les manifestants et les policiers.

Les Frères musulmans distribuent le nouveau drapeau qu’ils veulent pour la Libye : c’est celui de l’ancien roi Idriss et de la colonisation britannique.

C’est le début de la «  révolution  ». En réalité, les protestataires ne cherchent pas à renverser la Jamahiriya, mais à proclamer l’indépendance de la Cyrénaïque. Ainsi, à Benghazi, on distribue des dizaines de milliers de drapeaux du roi Idriss (1889-1983). La Libye moderne regroupe trois provinces de l’Empire ottoman qui ne forment un pays unique que depuis 1951. La Cyrénaïque était gouvernée de 1946 à 1969 par la monarchie des Senussi — une famille wahhabite soutenue par les Saoudiens — qui étendit son pouvoir sur toute la Libye.

Mouammar Kadhafi promet de «  faire couler des fleuves de sang  » pour sauver sa population des islamistes. À Genève, une association créée par la NED, la Ligue libyenne des Droits de l’Homme, sort ces déclarations de leur contexte et les présente à la presse occidentale comme des menaces contre le Peuple libyen. Elle assure qu’il bombarde Tripoli. En réalité, la Ligue est une coquille vide rassemblant les futurs ministres du pays après l’invasion de l’Otan.

Mahmoud Jibril a réorganisé Al-Jazeera en 2005 pour en faire la chaîne des Frères musulmans. C’est elle qui a entretenu le mythe d’un Ben Laden toujours vivant. Son conseiller spirituel, le cheikh Youssef Al-Qaradâwî, y tient une émission hebdomadaire au cours de laquelle il appelle à assassiner Mouamar Kadhafi.

Le 21 février, le cheikh Youssef Al-Qaradâwî lance sur Al-Jazeera une fatwa ordonnant aux militaires libyens de sauver leur peuple en assassinant Mouammar Kadhafi.

Le Conseil de sécurité, se basant sur les travaux du Conseil des Droits de l’Homme de Genève — qui a auditionné la Ligue et l’ambassadeur libyen — et à la demande du Conseil de coopération du Golfe, autorise l’usage de la force pour protéger la population du dictateur.

Le sang du commandant de l’AfriCom, le général Carter Ham, ne fait qu’un tour lorsque le Pentagone lui ordonne de se coordonner avec le GICL (Al-Qaïda). Comment peut-on travailler en Libye avec les individus que l’on combat en Irak et qui ont tué des GI’s  ? Il est immédiatement démis de ses fonctions au profit du commandant de l’EuCom et de l’Otan, l’amiral James Stavridis.

30 des 38 soldats des Navys Seals (ici à l’entraînement) ayant participé au prétendu assassinat d’Oussama Ben Laden au Pakistan sont morts au cours de divers accidents dans les semaines suivant cette opération.

Entracte  : le 1er mai 2011, Barack Obama annonce qu’à Abbottabad (Pakistan), le commando 6 des Navy Seals a éliminé Oussama Ben Laden dont on était sans nouvelles crédibles depuis presque 10 ans. Cette annonce permet de clore le dossier Al-Qaïda et de relooker les jihadistes pour en refaire des alliés des États-Unis comme au bon vieux temps des guerres d’Afghanistan, de Bosnie-Herzégovine, de Tchétchénie et du Kosovo. Le corps de « Ben Laden » est immergé en haute mer [9].

Durant six mois, la ligne de front libyenne reste inchangée. Le GICL contrôle Benghazi et proclame un Émirat islamique à Derna, la ville dont la majorité de ses membres est originaire. Pour terroriser les Libyens, il enlève des citoyens au hasard. On retrouve ultérieurement leurs corps dépecés, leurs membres éparpillés dans les rues. Les jihadistes étant au départ des gens normaux, on leur fait absorber un mélange de drogues naturelles et de drogues de synthèse qui leur fait perdre toute sensation. Ils peuvent alors commettre des atrocités sans en avoir conscience. La CIA ayant subitement besoin de grandes quantité de Captagon — un dérivé d’amphétamines — sollicite le Premier ministre bulgare, le chef mafieux Boïko Borissov —qui présidera le Conseil européen en 2018—. Celui-ci est un ancien garde du corps qui a rejoint Security Insurance Company, l’une des deux grandes organisations mafieuses des Balkans. Cette compagnie dispose de laboratoires clandestins qui produisent cette drogue pour les sportifs allemands. Borissov va fournir des cachets miracle à la tonne, à absorber en fumant du haschich [10].

Le général Abdel Fattah Younés fait défection et rejoint les «  révolutionnaires  ». C’est tout au moins ce que l’on raconte en Occident. En réalité, il reste au service de la Jamahiriya tout en devenant le chef des forces de la Cyrénaïque indépendante. Les islamistes, qui se souviennent de son action contre eux une décennie plus tôt, ne tardent pas à découvrir qu’il est toujours en contact avec Saïf el-Islam Kadhafi. Ils lui tendent un piège, le tuent, le brûlent et dévorent une partie de son cadavre.

L’émir Hamad du Qatar espère en finir avec la Jamahiriya et installer le nouveau pouvoir comme il l’a déjà fait avec le président inconstitutionnel du Liban. Alors que l’Otan se contente d’intervenir par voie aérienne, le Qatar déploie un aéroport de campagne dans le désert et débarque hommes et matériels. Mais la population du Fezzan et de la Tripolitaine reste fidèle à la Jamahiriya et à son Guide.

Lorsque l’Otan fait tomber un déluge de feu sur Tripoli, en août, le Qatar a massé des Forces spéciales et débarqué des blindés en Tunisie. Ces milliers d’hommes ne sont bien sûr pas des Qataris, mais des mercenaires — principalement Colombiens — entraînés par Academi (ex-Blackwater/Xe) aux Émirats arabes unis. Ils rejoignent Al-Qaïda (redevenu gentil bien que toujours considéré comme terroriste par l’Onu) à Tripoli, habillés et cagoulés en noir, afin que l’on ne puisse voir que leurs yeux.

Seuls deux groupes de Libyens participent à la prise de Tripoli, les combattants de Misrata, qui obéissent à la Turquie, et le GICL. La brigade de Tripoli (Al-Qaïda) est commandée par l’Irlando-Turco-Libyen Mahdi Al-Harati et encadrée par des officiers réguliers de l’armée française.

Sur proposition de l’Otan, Abdelhakim Belhaj (au centre), le chef du GICL (branche libyenne d’Al-Qaïda) devient gouverneur militaire de Tripoli. Mahdi al-Harati (à gauche), que le président Erdogan était venu féliciter lors de la Flotille de la Liberté à Gaza, est son adjoint.

Avant même que Mouammar Kadhafi soit lynché, un gouvernement provisoire est constitué par Washington. On y retrouve tous les héros de cette histoire  : sous la présidence de Moustafa Abdel Jalil (qui a couvert les tortures des infirmières bulgares et du médecin palestinien), Mahmoud Jibril (qui a formé les émirs du Golfe, réorganisé Al-Jazeera et participé à la réunion du Caire en février), Fathi Terbil (qui a lancé la «  révolution  » à Benghazi). Le chef du GICL et ancien n°3 mondial d’Al-Qaïda, Abdelhakim Belhaj (impliqué dans les attentats de la gare d’Atocha à Madrid), est nommé «  gouverneur militaire de Tripoli  ».

(À suivre …)