Islam soft en politique, islam hard en société
Par Hatem M'rad le vendredi 8 février 2019
La démocratie tunisienne est de plus en plus révélatrice des contradictions des islamistes dans un contexte pluraliste. Ils redoutent l’emprise de la démocratie et des libertés sur les âmes des musulmans. Le hard et le soft, le clair et l’obscur, le politique et le violent marchent encore inévitablement ensemble pour les protéger d’une conversion totale à la démocratie. L’affaire de Regueb en témoigne.
Au fond, Ennahdha ne s’est pas beaucoup trompée lorsque, dans son dernier congrès de mai 2016 à Hammamet, elle a adopté une soi-disant nouvelle méthode de propagation de l’islam politique, qui n’en est pas moins une dans la pure tradition islamiste.
Elle s’est officiellement proclamée dans ses différentes motions un parti spécialisé en politique, et ses « militants » de base seront désormais acculés à jouer un rôle politique « professionnel ».
Ennahdha a alors annoncé en conséquence dans ces différentes motions et Déclaration finale qu’elle abandonne la fonction prédicative, voire la fonction salafiste, jusque-là cumulées entre les mains du parti, au profit de diverses associations, de bienfaisance, caritative, "kouttebs", écoles coraniques, jardins d’enfants ou autres, sans aucune autre précision.
Le mouvement a délibérément laissé cette question des associations chargées de la prédication dans l’ambiguïté ou l’indétermination totale. De sorte qu’on ne saura jamais si ces associations, à qui Ennahdha s’est délestée lors de ce congrès d’une de ses fonctions essentielles de base, lui seraient encore à l’avenir rattachées ou si elles seraient indépendantes de ce mouvement.
Ennahdha n’a ainsi jamais parlé explicitement d’associations organiquement indépendantes du mouvement, qui seraient chargées de la prédication. On en déduit que sur le plan stratégique, elle voulait juste passer de l’encadrement apparent, formel, à un encadrement moins apparent et moins formel, en un mot, clandestin.
Les mouvements islamistes qui ont l’habitude de travailler dans le secret, n’en ont cure de l’officiel, du visible, du transparent, chers aux démocrates.
Plus de deux ans après son congrès dit de métamorphose, Ennahdha a continué à faire la même politique avec d’autres moyens. Le religieux et le séculier, le secret et l’apparent, le relatif et l’éternel, l’officiel et l’officieux, l’intentionnel et le déclaré restent une forme de dédoublement défensive.
Le double langage s’exprime sans vergogne dans l’officiel pour mieux se dilater dans le sociétal. Ennahdha se fait élire démocratiquement en 2011, mais aussi infiltre des jihadistes tunisiens en Syrie à l’aide de la manne céleste qatarie ; quelques dirigeants du parti participent avec des alliés laïcs à l’exercice de la fonction gouvernementale,
mais le mouvement n’en détient pas moins un réseau sécuritaire parallèle, au cas où les choses se détérioraient dans le pays ; on marche pour l’Etat et aussi, sait-on jamais, contre l’Etat ; le mouvement se professionnalise dans son organisation interne, mais garde les dénominations traditionnelles de ses dignitaires, non professionnelles (majliss Choura, cheikh) ;
la participation à la vie parlementaire et institutionnelle n’interdit pas la tolérance passive-active de l’embrigadement des enfants dans les écoles dites coraniques, comme dans l’affaire de Regueb, révélée récemment par la chaîne de TV Ettounissiya (qui ne s’est révélée ni école ni coranique).
Ennahdha se charge dans l’immédiat des électeurs de la nouvelle démocratie : islamistes fiévreux, islamistes convaincus, islamistes tièdes et islamistes indécis (flirtant avec les modernistes).
Les âmes précoces, prises au berceau, sont entre les mains des organisations salafistes, des jardins d’enfants et écoles coraniques, destinés aux bouleversements théocratiques futurs contre les mécréants.
La fameuse école coranique de Regueb a permis de révéler qu’à l’intérieur même de cette « désinstitution » d’enfants vendus par leurs parents pour une misère, on distribue des tâches d’ordre militaire.
Certains enfants sont des petits « émirs » et petits « chefs » ayant une certaine autorité sur d’autres, des apprenants pieds nus, s’abstenant de manger, vivant dans des dortoirs insalubres avec des instructeurs militaires violeurs, pour être prêts à vivre au moment opportun dans les montagnes du sacrifice.
La réalité a dépassé la fiction. Ennahdha savait tout. Ses députés et ses dirigeants ont le culot de défendre ces écoles coraniques. Il est vrai que l’enfance est l’« armée de réserve » de l’islam salafiste, le vrai, celui des Frères musulmans d’Al Banna et de Qotb, rêvé par les militants « professionnels », « spécialisés » en politique du mouvement Ennahdha, comme l’étaient les prolétaires de Marx pour le communisme futur.
Les Tunisiens ordinaires sont choqués par cet amalgame violent, par l’existence d’écoles démolissant la personnalité de l’enfant au lieu de la construire, par la montée en puissance du clair-obscur de la toile islamiste en démocratie.
Le clair-obscur est, il est vrai, réservé aux profanes. Pour les islamistes, l’obscurité n’a jamais été aussi claire. Ils sont rompus à la politique d’al-kitman et de takiyya, au jihadisme montagneux.
La contradiction même est une forme d’unité, d’unité divine. Pour parler comme le sociologue Vilfredo Pareto, on dira « actions logiques » et « actions non logiques » agissent simultanément pour la bonne cause.
Pauvres modernistes logiciens, faisons en sorte de les dérouter par une action trouble, double, ambigüe, de type logico-illogique. Et les islamistes y réussissent souvent contre les rationnels naïfs.
En tout cas, congrès de métamorphose ou pas, la distribution des tâches, du hard et du soft, de l’immédiat et de l’éternel, est de plus en plus visible pour Ennahdha, acculée à suivre une politique contorsionniste pour sortir du piège que lui tendent l’institutionnel et la modernité démocratique.
En tout cas, huit ans après la révolution, huit ans après leur accès au pouvoir, après leur insertion dans le jeu institutionnel et démocratique, et malgré leurs alliances majoritaires successives avec des partis modernistes,
Ennahdha n’a pas encore donné des gages de crédibilité contre la violence, contre les assassinats et les conversions forcées des âmes. Elle n’a pas fait avancer sa cause d’un pouce auprès des démocrates.
Elle ne semble pas encore prête pour la démocratie, même si elle en profite largement, l’au-delà hante désespérément son esprit.
Elle défend encore une double destination : un islam soft dans le circuit politique, un islam hard dans le sociétal, dans les faits.
Ses alliés politico-démocratiques sont au parlement et au gouvernement, ses alliés théocratico-salafistes sont ailleurs, dans le clandestin et le lointain.
Ce dédoublement multiple duquel Ennahdha n’arrive pas à se défaire, et qui est bien mis en évidence en démocratie, qui fait ressortir avec éclat les contradictions des mouvements islamistes dans les systèmes pluralistes, est pourtant conforme à la pure tradition islamiste.
Reportons- nous aux sources : « Notre première tâche, disait Sayyid Qotb, est de changer de société dans les faits, de changer la réalité jahilite de fond en comble » (« Signes de piste », traduction G. Keppel, in Le Prophète et Pharaon, p.55).
Mais « tout cela ne se fait pas (entendez seulement) avec des prêches et des discours.
Car ceux qui ont usurpé le pouvoir de Dieu sur terre pour faire de Ses adorateurs leurs esclaves ne s’en dessaisissent pas par la grâce du seul Verbe (entendez comme le font les partis islamistes dans le combat politique ordinaire), sans quoi la tâche de ses Envoyés eût été bien aisé ».
Car, « c’est le discours (bayan) qui s’oppose aux doctrines et aux conceptions erronées, c’est le « mouvement » qui renverse les obstacles matériels, c’est-à-dire en premier lieu, le pouvoir politique » (Ibid, p.56).
Pour les uns, le discours suffit ; pour les autres, la guerre, dans ses multiples dimensions, est inévitable. Islam soft et islam hard selon la pure tradition islamiste.
Le courrier de l’Atlas
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