الغرب المتحضر يدّعم أكلة لحوم البشر
Quand la CIA aidait les fous de Dieu
Les
islamistes seraient-ils une telle menace si l'Amérique ne les avait pas choyés
pendant si longtemps? Durant les années 80, Washington s'est servi d'eux face à
l'URSS. Une politique aveugle qui a enfanté un monstre. Lequel a déclaré la guerre
sainte à ses anciens protecteurs.
Malgré les menottes qui leur entravent les
mains derrière le dos, les quatre prévenus sont entrés dans la salle d'audience
portant un petit tapis de prière. Tout à l'heure, quand le juge de la cour
fédérale de Manhattan décrétera une pause dans leur procès, les quatre
islamistes, premiers inculpés à comparaître pour leur rôle dans l'attentat du
World Trade Center, pourront ainsi présenter dans les règles leurs respects à
leur seul Dieu et maître: Allah. En attendant, armés d'une impassibilité
confinant à l'arrogance, ils ne broncheront pas quand ils verront plusieurs
membres du jury pleurer en découvrant des photos des six morts, victimes de
l'épouvantable explosion du 26 février 1993, à New York. Rien n'importe à ces
quatre fous de Dieu, au regard de leur mission suprême. "Aujourd'hui,
proclamait, il y a peu, l'un de leurs alliés spirituels, le Tunisien Rachid Ghanucci, la guerre contre l'Amérique est
une priorité pour l'islam."
Drôle de guerre, en l'occurrence, déclarée
par des hommes qui, il y a quelques années, devaient tout, justement, à
l'Amérique. C'était au temps de la guerre froide. Obnubilés par l' "empire
du mal" et leur volonté de déstabiliser celui-ci, les Américains passèrent
à l'action. Ils allaient le faire en Afghanistan, envahi par l'Armée rouge.
Leur bras armé: les islamistes, accourus de partout pour "purifier leur
âme" lors de cette croisade contre les communistes, ennemis de Dieu.
Financés, armés, conseillés par l'Amérique, ils boutèrent l'adversaire hors de
cette terre d'islam. Avant de se retourner contre leur bienfaiteur
imprudent.
C'est un chapitre extraordinaire de
l'histoire contemporaine, une version moderne de Frankenstein. "Nous avons
créé un monstre, dit un Américain qui eut à connaître de cette politique aux
effets tragiquement pervers. Nous devons aujourd'hui en payer le prix."
Prix estimé par certains à 55 millions de dollars, somme inscrite au budget
1993 de la CIA pour le rachat, au marché noir, de plusieurs dizaines de
missiles Stinger, donnés aux rebelles afghans lors de la guerre contre l'Armée
rouge. Et qui ont disparu. Or c'est une arme terrible: elle n'a besoin que de
deux tireurs et peut abattre un avion ou un hélicoptère à cinq kilomètres de
distance. Il y en a aujourd'hui plus de 200 disséminés dans la nature, non
utilisés pendant la guerre afghane et qui sont donc sur le marché. Craignant
qu'ils ne servent à des terroristes islamistes pour abattre des avions de ligne
occidentaux, des agents de la CIA ont été envoyés un peu partout pour les
récupérer. On rapporte qu'ils sont prêts à les payer six fois leur prix
d'origine. "Au point qu'on peut aussi se demander si les Américains ne
cherchent pas surtout à acheter le silence de leurs anciens protégés,
s'interroge Olivier Roy, spécialiste de la région, qui conseilla les autorités
françaises au moment de la guerre en Afghanistan. Car les Américains ont
beaucoup à cacher."
ATTISER LES BRAISES
Les prémices de l'histoire remontent à
1979, dans les bureaux d'une poignée d'opérateurs désoeuvrés de la Central
Intelligence Agency. Jimmy Carter est à la Maison-Blanche, et la CIA est en
pleine dépression, harcelée par le Congrès pour diverses turpitudes passées.
Des milliers d'employés ont été licenciés, d'autres "placardisés".
Quelques-uns, cependant, continuent à faire du zèle sans en référer à leur
"boss". L'un d'eux, ancien haut responsable d'un département de
l'agence, monte ainsi, dans le plus grand secret, une opération modeste mais
extraordinaire, et jamais révélée jusqu'ici. Objectif: attiser les braises du
feu nationaliste, et donc anticommuniste, qui couve dans les Républiques
musulmanes d'Union soviétique. Sous l'autorité du seul Zbigniew Brzezinski,
"le Polonais", patron du Conseil national de sécurité, des réseaux de
propagande islamo-nationaliste sont mis sur pied par un tout petit groupe de la
CIA, au Tadjikistan, en Ouzbékistan, au Turkménistan. On introduit,
clandestinement mais en masse, des exemplaires du Coran et de la littérature, interdite
par Moscou, sur les héros de guerres anciennes contre les Russes. On fournit
même des armes. Déjà, quelques opérationnels américains s'élèvent contre le
fait qu'on aide exclusivement les musulmans. "Mais on considérait que ces
derniers étaient ceux qui pouvaient faire le plus de dégâts", dit un
connaisseur de cette époque. Le décor est planté. Voilà le processus en
place.
Survient l'invasion de l'Afghanistan, le
27 décembre 1979. Brzezinski, toujours lui, enrage. "Il faut saigner les
Soviétiques", proclame-t-il en guise de réaction. Le 15 janvier 1981,
quand Stansfield Turner, patron de la CIA, reçoit Ronald Reagan, George Bush et
son remplaçant désigné, William Casey, il informe les nouveaux dirigeants
de l'Amérique des opérations clandestines en cours: en collaboration avec le
Pakistan, des réseaux d'aide aux rebelles afghans ont été constitués. La
nouvelle administration va les renforcer. Une officine s'installe à Francfort.
La CIA contacte des immigrés afghans un peu partout en Europe, recrute les plus
motivés, les infiltre dans des compagnies de fret international qui font du
commerce avec le Pakistan, base arrière des rebelles. L'argent et les armes
affluent. Du Maroc à l'Indonésie, tout ce que l'islam compte de
fondamentalistes est encouragé par diverses agences américaines à aller faire
le djihad en Afghanistan. A New York même, un centre de recrutement est ouvert,
à Brooklyn, en 1982, par un Egyptien, Mustafa Shalabi, ami d'Abdullah Ezzam, un Palestinien fondateur de la
Légion islamique à Peshawar, quartier général, au Pakistan, du djihad afghan.
L'Al-Kifah Center, à Brooklyn, sera, dit-on, financé par les Américains, qui
toléreront longtemps, en tout cas, que ses "volontaires pour l'Afghanistan"
s'entraînent à tirer au High Rock Shooting Range de Naugatuck, dans le
Connecticut. Et l'Al-Kifah Center de Brooklyn fera des petits à travers les
Etats-Unis, où 17 centres semblables ouvriront. Or c'est ce même Shalabi qui
sera le "sponsor" du cheikh Abdel Rahman, inspirateur présumé de l'attentat
du World Trade Center, lors de l'entrée de ce dernier en Amérique. Et c'est
dans ces centres-là que se recruteront la plupart des soldats du djihad
antiaméricain aujourd'hui. Mais on y reviendra.
Pour le moment, nous sommes en 1984, et
William Casey préside à l'escalade américaine. Sans trop s'interroger sur les
moyens ni sur ceux à qui ils sont fournis. Washington ne voulant pas être
officiellement mêlé de trop près aux opérations, ce sont les services
pakistanais qui ont la haute main sur la ventilation de l'aide aux rebelles. Et
le Pakistan, pays islamique, traverse à ce moment-là une phase intégriste.
Parmi les 7 groupes qui composent la résistance, Islamabad a donc choisi le
plus déchaîné des fondamentalistes: Gulbudin Hekmatyar, recruté comme agent
pakistanais alors qu'il était étudiant à Kaboul, en 1976. Trafiquant d'armes,
de drogue, extraordinairement ambitieux, aussi soucieux de défaire les 6 autres
groupes de résistants que l'Armée rouge (il reste d'ailleurs actuellement le
principal obstacle au rétablissement de la paix à Kaboul), il sera pourtant le
préféré des Pakistanais, et donc de William Casey. "Un jour, je me suis
fait éjecter de son bureau par William Casey parce que je me permettais de
poser des questions sur la sagesse de nos choix en Afghanistan, raconteVincent Cannistraro, un ancien de la CIA. Mais
Casey et quelques autres croyaient à 110% ce que leur disaient les Pakistanais:
que Hekmatyar était le meilleur chef militaire, et donc qu'il porterait les
coups les plus rudes aux Soviétiques." Ce qui sera toujours l'objectif américain.
Amplifiant l'opération de 1979, William Casey ira même jusqu'à suggérer aux
moudjahidine de porter la guerre sur le territoire de l'Union soviétique. Mais,
cette fois, on ne se contentera pas de distribuer le Coran. En 1985, des
moudjahidine patronnés par Washington mèneront de véritables raids contre des
installations militaires, des dépôts et des usines sur le territoire de l'URSS.
Se rendant compte qu'il s'agissait là d'une escalade risquée pour la paix
mondiale, Ronald Reagan mit fin assez rapidement à de pareilles expéditions.
Mais, pour le reste, tout continua.
Hekmatyar sera donc le chouchou entretenu
par Washington, où l'on fermera les yeux sur tout. Voilà donc la CIA couvrant
d'incroyables trafics d'héroïne. Car les camions fournis par l'agence et
utilisés pour les transports d'armes du Pakistan en Afghanistan ne revenaient
jamais à vide. On dit que les militaires pakistanais contrôlent aujourd'hui une
bonne partie du marché de l'héroïne aux Etats-Unis eux-mêmes. "Evidemment,
tout le monde était complice, reconnaît un opérationnel des services
occidentaux. La CIA, mais aussi la DEA, chargée de la lutte contre les trafics
de drogue."
"FAIRE MAL" À MOSCOU
Cependant, le principal effet pervers de
cette politique est ailleurs, dans la naissance, assistée par les Américains,
du monstre islamiste. Car ils sont aux premières loges pour voir monter cette
vague, qu'ils encouragent néanmoins. "Au début des années 80, précise
Yusef Bodansky, animateur d'un centre de recherche du Parti républicain au Congrès
sur le terrorisme et la guerre non conventionnelle, il y avait de 3 000 à 3 500
Arabes combattant en Afghanistan. Au milieu des années 80, il y en avait 16 000
auprès du seul Hekmatyar." Et c'est dans ce vivier, qui se constitue avec
l'active complicité de Washington, que va naître, croître et embellir la menace
islamiste. Outre la volonté de "faire mal" à Moscou, un autre concept
stratégique se profile en effet derrière cette assistance. On envisage, chez
les Américains, d'encourager un fondamentalisme sunnite et conservateur, allié
de l'Occident, pour neutraliser l'intégrisme chiite, celui des amis de Téhéran.
Les fous d'Allah afghans, et ceux qui les rejoignent, sont sunnites. Selon ce
concept, on peut donc compter sur eux. Grave erreur, sur laquelle
l'administration américaine fut pourtant alertée à temps par des gens comme
Cannistraro ou le "congressman" républicain deFloride Bill McCollum.
Hekmatyar aurait en effet, dès juin 1987, passé un accord avec Téhéran: en
échange d'une aide accrue des Iraniens à son mouvement, il aurait profité de
ses liens avec les services américains pour infiltrer en Occident, surtout aux
Etats-Unis et au Canada, des agents qui pourraient servir plus tard. "Mais
on était myope à Washington, dit McCollum. L'obsession, c'était l'Union
soviétique."
Dans le feu de l'action, l'Amérique se
retrouve donc à entretenir des relations complices avec des soldats d'Allah,
qui, après avoir réglé leur compte aux athées de Moscou, n'auront bientôt plus
qu'une envie: en découdre avec les Occidentaux. Mais, au nom des services
rendus dans le combat commun contre l'URSS, il faut se montrer reconnaissant.
Avec le Tunisien Rachid Ghanucci, par exemple, qui aura souvent servi
d'intermédiaire efficace entre les factions afghanes antisoviétiques lorsque
celles-ci commençaient à s'entre-déchirer. En 1991, un sous-secrétaire d'Etat
de George Bush prononcera même un vibrant plaidoyer au Congrès en sa faveur.
Selon Bodansky, pourtant, Ghanucci était devenu, avec le Soudanais El-Turabi et
le cheikh égyptien Abdel Rahman, l'un des principaux responsables des réseaux
clandestins islamistes en Occident. Le cas de l'Egyptien Rahman est, lui aussi,
mystérieux et fascinant. Selon une version de l'histoire, il n'a pu se
retrouver aux Etats-Unis qu'avec la complicité d'agents des services
américains, à qui Hekmatyar l'aurait présenté au Pakistan, en 1988. Le fait que
ce soit un agent de la CIA posant comme employé consulaire à l'ambassade des
Etats-Unis à Khartoum qui lui ait délivré son visa d'entrée aux Etats-Unis en
1991 plaide plutôt en faveur de cette thèse, réfutée par les hiérarques de
l'agence. Ceux-ci affirment qu'un agent irano-soudanais infiltré dans
l'ambassade aurait abusé l'homme de la CIA.
En tout cas, l'Amérique, aujourd'hui, se
réveille. Car, au fur et à mesure que progresse l'enquête sur l'attentat du
World Trade Center et sur les réseaux islamistes implantés en Amérique,
l'héritage afghan se fait de plus en plus lourd à assumer. L'immense majorité
des inculpés de cette affaire est constituée d'anciens "afghans". La
maison de New York où habitait Tarig el-Hassan, un Soudanais arrêté l'été
dernier, quelques jours avant que son réseau tente de faire sauter deux tunnels,
les Nations unies et le bâtiment new-yorkais du FBI, avait servi pendant
longtemps de centre de transit pour les volontaires américains d'Afghanistan.
Et puis, un mois avant l'attentat de Wall Street, une mystérieuse fusillade
devant l'entrée de la CIA, dans la banlieue de Washington, avait déjà secoué le
pays. Ce matin-là, 25 janvier, un homme armé d'un fusil AK-47 tua deux employés
de l'agence, en blessa trois, avant de s'enfuir dans une camionnette qui
l'attendait. On retrouva bien la trace du tueur, un immigré pakistanais de 28
ans, Mir Amail Kansi; d'abord dans les registres d'une société de courrier
rapide en rapport avec la CIA, société pour laquelle Kansi travaillait depuis
son arrivée aux Etats-Unis, deux ans plus tôt; ensuite, sur les sentiers
tortueux de la région frontalière entre le Pakistan et l'Afghanistan, où il
alla se réfugier une fois son forfait accompli. Là encore, les explications de
cet événement diffèrent. Selon Bodansky, Kansi serait un terroriste au service
de l'Iran, recruté par Téhéran en 1987, alors qu'il servait auprès des
moudjahidine afghans. Il aurait été activé par les Iraniens au début de
l'année, à la suite d'une visite non fructueuse d'une délégation iranienne
venue à Washington tenter un rapprochement avec l'administration Clinton. Selon
d'autres, Kansi avait des comptes à régler avec la CIA, datant de son
engagement auprès des Afghans et de promesses non tenues par Washington. Mais,
quelle que soit la vérité, l'Amérique découvrit alors que les feux mal éteints
de l'Afghanistan allaient la hanter encore longtemps.
"ALLAH EST LE PLUS GRAND"
Peu de temps avant son arrestation, le
cheikh Rahman fut interrogé par le magazine "New Yorker" sur
l'ingratitude des islamistes à l'égard de la CIA et de Washington, qui firent exister
la rébellion afghane. "Avec ou sans les milliards de la CIA, rien n'aurait
été possible sans Allah, répondit-il dans un grand éclat de rire. Sans Allah,
les Etats-Unis n'auraient jamais réussi à défaire l'URSS. Allah est le plus
grand." C'est pour prouver cela que Rahman et ses complices se sont
maintenant retournés contre leurs anciens maîtres. En utilisant la
bienveillance et la protection anciennes de ces derniers. Selon les experts,
les fondamentalistes islamistes disposent aujourd'hui de plusieurs centaines
d'agents dormants aux Etats-Unis, prêts à frapper.
Pourtant, les officiels américains qui
mirent en place ou appliquèrent la politique afghane de Washington ne
regrettent rien. "C'est l'un des plus grands succès de l'administration
républicaine", affirme sèchement Robert Gates, ancien directeur de la CIA.
Jack Blum, lui, dresse un autre bilan. A présent avocat pour un grand cabinet
de Washington, il fut le chef de l'équipe d'enquêteurs chargés par une
commission du Congrès, il y a quelques années, de décortiquer les circuits de
financement de la drogue et du terrorisme. Il fut, notamment, à l'origine de
bon nombre de trouvailles sur le scandale de la BCCI, cette banque - d'origine
pakistanaise, précisément - qui se mit au service de divers trafiquants et
agences de renseignement, dont la CIA. Blum s'intéressa donc tout
particulièrement à l'Afghanistan et à la politique américaine là-bas. "Au
bout de dix ans d'engagement dans la région, d'aveuglement, mais aussi de
complicité active, nous avons réussi deux choses, dit-il: nous avons fait de la
région l'un des principaux centres internationaux du trafic de drogue et le
noyau central du terrorisme mondial. Vous appelez cela un succès?"
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire