23 juin 2009
Plus de cinquante ans de « coups tordus » : L’équipe de choc
de la CIA
Hernando
CALVO OSPINA
photo :
John Negroponte, ex-ambassadeur et protecteur des escadrons de la mort au
Honduras, ex-ambassadeur en Irak, ex-directeur du renseignement national US...
Si l’on a retenu la présence massive de Cubains de
l’exil dans la tentative d’invasion de la baie des Cochons en 1961, on connaît
moins leur rôle dans les opérations ultérieures de la Central Intelligence
Agency (CIA). Du Chili au Nicaragua en passant par le Vietnam, à travers
coups d’Etat, assassinats de dirigeants, trafics d’armes et de drogue, ils ont
été l’un des instruments les plus secrets et les plus meurtriers de la
politique étrangère américaine.
« Notre seul délit a été de nous donner nos
propres lois, notre crime a été de les appliquer à l’United Fruit. »
Elu président du Guatemala en 1951, Jacobo Arbenz, entre autres mesures
progressistes, promulgue une réforme agraire. Le 4 mars 1953, il exproprie
partiellement la compagnie bananière américaine United Fruit, la privant de 84
000 hectares sur 234 000. Les 17 et 18 juin 1954, une armée mercenaire venue du
Nicaragua et du Honduras pénètre au Guatemala et, le 27 juin, renverse Arbenz.
Le secrétaire d’Etat américain John Foster Dulles et son frère Allen, directeur
de la Central Intelligence Agency (CIA), sont alors tous deux actionnaires de l’United
Fruit ! L’opération " nom de code PB/Success " a bénéficié de la
participation active d’une « équipe de choc » de la CIA qui va
traverser les décennies.
Venant après le renversement en Iran du dirigeant
nationaliste Mohammad Mossadegh, le 19 août 1953, PB/Success fait à la CIA
une réputation d’invincibilité et devient un modèle pour ses opérations
clandestines dans le monde entier. En mars 1960, le président Dwight Eisenhower
donne son feu vert à une nouvelle action destinée, cette fois, à déstabiliser
Cuba, où la révolution a triomphé le 1er janvier 1959. La plupart des agents
qui ont participé au renversement d’Arbenz se retrouvent responsables du
« projet Cuba ». Il s’agit notamment, et à leur tête, de Richard
Bissell, numéro deux de la CIA ; de Tracy Barnes, qui assume la
constitution de la Cuban Task Force ; de David Atlee Phillips, responsable
de la guerre psychologique ; de Howard Hunt, chargé de former le
« gouvernement cubain provisoire ». Deux jeunes gens se joignent au groupe :
M. Porter Goss, officier du contre-espionnage de l’armée, et
M. George Herbert Walker Bush (1). Ce dernier aide à « recruter
des exilés cubains pour l’armée d’invasion de la CIA (2) ».
Le 17 avril 1961, les quelque mille cinq cents hommes
de cette armée, la brigade 2506, débarquent dans la baie des Cochons. Après
leur défaite, en moins de soixante-dix heures, les numéros un et deux de la
CIA, Dulles et Bissell, doivent démissionner.
Ulcéré par cette déroute, le président John F. Kennedy
octroie un pouvoir exorbitant à l’Agence, décision qui affectera les
affaires du monde pendant longtemps (3). Ministre de la justice et frère du
président, Robert Kennedy supervise une nouvelle agression contre Cuba. Miami
devient l’épicentre de la plus grande opération paramilitaire " JM/WAVE
" jamais montée sur le sol américain. A sa tête, Theodore
« Ted » Shackley et M. Thomas « Tom » Clines. Le
groupe reçoit notamment le renfort du général Edward Lansdale, arrivé
d’Indochine, où il a travaillé avec les services secrets français impliqués
dans la guerre coloniale ; de M. Richard Secord, officier de l’US Air
Force ; et de David Sánchez Morales, officier du contre-espionnage de
l’armée.
Formés à la contre-guérilla
Lorsque, le 14 octobre 1962, éclate la « crise
des fusées », Washington exige que les missiles balistiques installés par
l’Union soviétique à Cuba soient retirés. Moscou cède, à condition
que les Etats-Unis s’engagent à ne pas envahir l’île (et à renoncer
à leurs propres missiles en Turquie). Kennedy accepte et ordonne de
démanteler JM/WAVE.
La révolution cubaine n’en amène pas moins Washington
à modifier radicalement sa stratégie de sécurité régionale. La
restructuration des armées latino-américaines commence, et un centre
d’entraînement et d’endoctrinement " l’Ecole des Amériques " voit le
jour dans la zone américaine du canal de Panamá. Lorsque Kennedy est assassiné,
le 22 novembre 1963, à Dallas (Texas), sa doctrine de sécurité nationale
est déjà en place. Le renversement du président brésilien João Goulart, le
31 mars 1964, donne le signal d’une série de coups d’Etat et marque le début
des disparitions et tortures d’opposants politiques, de façon massive et
sophistiquée.
Cette nouvelle stratégie ne peut négliger l’expérience
des agents cubains de la JM/WAVE, ni celle de certains des mille cent
quatre-vingt-neuf hommes capturés lors de la tentative d’invasion de la baie
des Cochons et de retour aux Etats-Unis en décembre 1962 (4). Environ trois
cents d’entre eux, quasiment tous cubains (puis, dans la plupart des cas,
cubano-américains par l’obtention de la nationalité du pays d’accueil),
reçoivent une formation d’officier dans les académies d’opérations spéciales de
Fort Benning (Georgie), Fort Mayers (Floride), Fort Peary (Virginie), etc.
D’autres sont envoyés à Fort Gulick (Ecole des Amériques), pour être
formés à la contre-guérilla. Ils s’appellent José Basulto, Jorge Mas
Canosa (5), Francisco « Pepe » Hernández (6), Luis Posada Carriles,
Félix Rodràguez Mendigutàa, etc. Censés ne jamais émerger de l’anonymat,
leurs noms défraieront bientôt régulièrement la chronique. « L’Amérique du
Sud sera le "Far West" où ils tiendront le rôle de pionniers
(7) » ; et, par leurs actions clandestines, ils
« brilleront » même bien au-delà .
Par exemple, dans l’ex-colonie belge du Congo. Ils y débarquent
fin 1962 pour fournir, entre autres, un soutien aérien aux forces du futur
dictateur Joseph-Désiré Mobutu. Les avions appartiennent à Air America,
compagnie récemment constituée et propriété de la CIA. Au sol, les hommes
constituent la compagnie 58, chargée de pister et de poursuivre, sans succès,
Ernesto Che Guevara et un petit groupe de révolutionnaires cubains. A la
demande de Laurent-Désiré Kabila, le Che est en effet arrivé fin avril pour
conseiller en techniques de guérilla ceux qui combattaient Mobutu (8).
Cette équipe de choc se renforce définitivement au
Vietnam. Elle reprend et développe les méthodes des forces spéciales françaises
vaincues, en finançant des opérations sales avec l’argent du trafic d’opium
laotien et birman (là encore avec les avions d’Air America). On retrouve
les hommes de JM/WAVE : Shackley, Clines, Sánchez Morales, Secord,
« Ed » Dearborn, Rodràguez Mendigutàa, en compagnie de
M. Donald Gregg, inspecteur des agents de la CIA ; de M. John
Dimitri Negroponte, « conseiller politique » de toute
l’opération ; du général John Singlaub, ancien chef de la CIA en
Corée ; de Lansdale, chargé des opérations depuis le Pentagone ; et
de M. Oliver North, du service de renseignement de l’US Navy. En 1968, William
(« Bill ») Colby est envoyé sur place pour diriger l’Accelerated
Pacification Campaign (nom de code : Phoenix). Objectif : terroriser
la population civile afin de neutraliser la résistance vietnamienne. En presque
quatre ans, environ quarante mille suspects seront tués.
C’est toutefois sur un autre continent que l’équipe va
connaître son succès le plus spectaculaire. En mars 1967, parmi la vingtaine
d’hommes des forces spéciales américaines qui débarquent en Bolivie pour
poursuivre Che Guevara, figure le Cubain Rodràguez Mendigutàa. Lorsque le
Che, blessé, est capturé le 8 octobre 1967, c’est lui qui transmet l’ordre de
le tuer.
Trois ans plus tard néanmoins, la CIA ne peut éviter
l’élection du socialiste Salvador Allende à la présidence du Chili.
Richard Nixon ordonne à l’Agence d’empêcher son entrée en fonctions.
L’équipe envoyée sur place échoue, mais parvient à assassiner le
commandant en chef des forces armées, le général René Schneider, loyal
à Allende. Son successeur s’appellera Augusto Pinochet. De nouveau,
Phillips et Sánchez Morales figurent parmi les responsables des opérations sur
le terrain. Devenu chef de la direction de l’Hémisphère occidental de la CIA
grâce à son travail sur Cuba et au Vietnam, Shackley est chargé de la
déstabilisation du gouvernement. Il nomme Clines pour qu’il se concentre sur le
« cas Allende (9) ». Sous-directeur des opérations spéciales, Colby
chapeaute l’ensemble. L’organisation de la campagne internationale de
diffamation contre le gouvernement Allende incombe à l’ambassadeur
américain auprès de l’Organisation des Nations unies (ONU) : M. Bush.
Allende éliminé en septembre 1973, Pinochet au
pouvoir, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si... La CIA
devient un objet de scandale et voit ses ailes rognées, une bonne partie de ses
crimes étant révélée par la presse et par les commissions d’enquête
parlementaires Church (10) et Rockefeller (11). Qu’à cela ne tienne.
L’Agence « délègue » une bonne partie de ses actions aux services
avec lesquels elle collabore dans le cadre de l’opération « Condor »
(12) et à ses agents cubains du Commando d’organisations révolutionnaires
unies (CORU). Celui-ci a été fondé en République dominicaine, en mai 1976, sur
instructions de la CIA, dirigée du 30 janvier 1976 au 20 janvier 1977 par
M. Bush.
A la tête du CORU, dont le financement provient
surtout du trafic de drogue (13), se trouvent MM. Orlando Bosch et Posada
Carriles. Depuis Caracas (Venezuela), ils organisent l’attentat qui, le 6
octobre 1976, détruit en vol un avion de la Cubana de Aviación (soixante-treize
morts). Mais, peut-être parce qu’il a été commis en plein Washington, le crime
du binôme Condor-CORU qui causera le plus d’émoi sera, le 21 septembre,
l’assassinat de l’ex-ministre des affaires étrangères d’Allende, Orlando
Letelier.
Parmi les cinq hommes ultérieurement détenus figurent
trois vétérans du « projet Cuba ». La CIA de M. Bush fait son
possible pour entraver l’enquête et occulter les preuves. Devenu président, le
même Bush amnistiera les coupables, lesquels n’auront passé que quelques années
en prison. L’un d’entre eux, M. Guillermo Novo Sampol, sera arrêté au
Panamá, le 17 novembre 2000, en compagnie de M. Posada Carriles, alors
qu’ils préparent un attentat à la bombe contre M. Fidel Castro, en
visite dans ce pays. Condamnés à huit ans de prison le 20 avril 2004, ils
seront amnistiés le 25 août suivant par la présidente panaméenne Mireya
Moscoso, grande amie des Etats-Unis.
Drogue contre armes
Entre-temps, la guerre de basse intensité de
Washington contre le Nicaragua a réuni la plupart de ces agents. Le
vice-président Bush supervise les opérations, tandis que MM. Gregg et
North, ancien du Vietnam, dirigent le complot. Ambassadeur des Etats-Unis au
Honduras " on l’y appelle « le proconsul » ", M. Negroponte
transforme ce pays en une plate-forme militaire d’agression, tandis que les
escadrons de la mort de l’armée hondurienne " le bataillon 3-16 "
répriment l’opposition. Passé de la Bolivie aux rizières asiatiques puis au
Salvador, M. Rodràguez Mendigutàa ravitaille les contre-révolutionnaires
nicaraguayens (la contra) " assisté par M. Posada Carriles (et par
M. Basulto en territoire nicaraguayen). Pour lui confier cette mission, la
CIA et les milieux anticastristes de Miami ont organisé l’évasion (août 1985) de
M. Posada Carriles de la prison vénézuélienne où il avait été incarcéré
après l’attentat contre l’appareil de la Cubana de Aviación.
Tout soutien financier aux contras ayant été interdit
par le Congrès américain, le vice-président Bush récolte des fonds tous azimuts
et par tous les moyens. La vente illégale d’armes à l’Iran, par
l’intermédiaire d’Israël, débouchera en 1986 sur le scandale de
l’« Iran-contragate ». M. Bush devenu président, la commission
du Sénat dirigée par M. John Kerry démontrera l’existence d’une alliance
entre la CIA et la mafia colombienne (14). Au Costa Rica, en juillet 1989,
MM. North et Secord, entre autres membres des cercles du pouvoir
américain, seront formellement accusés d’être responsables du réseau
« drogue contre armes » organisé dans ce pays pendant la guerre
antisandiniste…
Epurée par le président James Carter à la mi-août
1978, régulièrement mise en cause par des commissions d’enquête officielles ou
la déclassification de ses archives (en particulier sous l’administration de
M. William Clinton), la CIA, depuis sa naissance en juillet 1947, a certes
connu des hauts et des bas. Toutefois, tous ceux qui ont participé aux actions
clandestines du groupe de choc constitué en 1954 et élargi au fil des années
ont bénéficié d’une constante : l’impunité. Pour n’en citer que
quelques-uns, MM. Posada Carriles et Bosch vivent en liberté à Miami.
M. Rodràguez Mendigutàa, qui fit exécuter le Che, réside dans cette même
ville, où il dirige une entreprise de conseil en sécurité. Après avoir été le
premier ambassadeur des Etats-Unis en « Irak libéré », puis avoir
passé vingt mois comme super-patron des services de renseignement américains,
M. Negroponte est devenu numéro deux du département d’Etat en janvier
2007. Quant à M. Porter Goss, présent dans le « projet
Cuba » dès 1960, il fut directeur de la CIA de septembre 2004 à mai
2006.
HERNANDO CALVO OSPINA.
Journaliste. Auteur de Sur un air de Cuba, Le
Temps des cerises, Pantin, 2005, de Rhum Bacardi. CIA, Cuba et
mondialisation, EPO, Bruxelles, 2000, et de Colombie. Derrière
le rideau de fumée. Histoire du terrorisme d’Etat, Le Temps des
cerises, Pantin, 2008.
(1) Il ne
sera question dans cet article que de M. George Bush père.
(2) Common Cause, Washington DC, 4 mars
1990.
(3) William Colby, Trente Ans de CIA,
Presses de la Renaissance, Paris, 1978.
(4) Ils ont été échangés par Cuba contre 54 millions
de dollars d’aliments et de médicaments.
(5) Futur président de la Fondation nationale
cubano-américaine (FNCA), principale organisation anticastriste basée
à Miami, qu’il dirigera jusqu’à sa mort en novembre 1997. La FNCA a
été impliquée, entre autres, dans la vague d’attentats qui a affecté La Havane
en 1997.
(6) Actuel président de la FNCA.
(7) Jean-Pierre Gillet, Les Bérets verts. Les
commandos de la CIA, Albin Michel, Paris, 1981.
(8) Le Che et ses hommes se retireront en novembre
1965.
(9) David Corn, Blond Ghost : Ted
Shackley and the CIA’s Crusades, Simon & Schuster, New York, 1994.
(10) Congrès américain, « Select committee to
study governmental operations with respect to intelligence activities »,
1976.
(11) Publié le 10 juin 1975, sous la présidence de
Gerald Ford (1974-1977), le rapport Rockefeller accuse la CIA d’activités
illégales « depuis vingt ans ». Les anciens présidents Lyndon Johnson
(1963-1969) et Nixon (1969-1974) sont mis en cause.
(12) Coopération des services secrets des dictatures
du sud du continent pour la répression et l’assassinat des opposants
politiques.
(13) Peter Dale Scott et Jonathan Marshall, Cocaine
Politics. Drugs, Armies, and the CIA in Central America, University of
California Press, Los Angeles, 1991.
(14) Ibid.
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